lundi 26 juillet 2010

Retour sur Les Sentiers de la Gloire de Stanley Kubrick

Les Sentiers de la Gloire est davantage un film sur la guerre qu’un film de guerre. Le cinéaste se permet alors d’exploiter son sujet comme forme, comme matière à penser des images et des sons. Il accumule donc les oppositions (esthétiques ou scénaristiques) dès les premières minutes du film.
Fond noir et écriture blanche ; le nom de Kirk Douglas apparaît au son de La Marseillaise. Le générique en anglais se différencie de l’hymne français…Première opposition.
Le film s’ouvre sur un silence, militaire, amoindri par une voix-off très présente. Scène d’exposition très brève, très classique…Vient ensuite le général, le méchant de l’histoire, qui, sous un ciel aveuglant, voit ses troupes dans les tranchées et leur adresse quelques mots de soutien. Une bombe s’écrase à quelques mètres, rendant le ciel noir de fumée et de terre…On le voit au bout de la cinquième minute du film, les antagonismes seront brutaux, violents. Justement, le général croise un soldat et lui demande :
-Ready to kill more Germans ? Is everything allright soldier ?
-All right ? Yes, sir. I’m all right.
-Ah-ha. Good fella. Are you married soldier?
-Married? Me married?
-Yes. Have you got a wife?
-A wife? Have I got a wife?
(...)
-Have you got a wife, soldier?
-My wife? My wife. Yes, I have a wife. I’m never going to see her again. I’m going to be killed.
-You’re acting like a coward.
-I am a coward.
On voit bien ici que l’extrême opposition entre le général et le soldat conduit à un acte de violence (une gifle), le dialogue n’étant plus une caractéristique humaine[1].
Car ces deux hommes sont des êtres humain, c’est la source même d’un antagonisme : une opposition extrême entre deux notions ayant la même source mais pas la même finalité. Le général était en extérieur, sillonnant les tranchées et se retrouve finalement dans un petit abri, très sombre, à l’opposé de la lumière aveuglante du jour. Le colonel, interprété par Kirk Douglas, le gentil, apparaît pour la première fois. Il impose sa propre esthétique, celle de l’enfermement et de l’horreur… Par la suite, ces deux qualificatifs seront attribués au méchant général. Un nouvel antagonisme, minime certes, est présenté par Kubrick : le général est balafré, signe d’horreur, alors que le colonel est physiquement beau, n’accusant pas de marques de combat sur son visage[2] ou sur son corps. Les gros plans sur son visage peuvent ainsi être qualifiés, dans une perspective deleuzienne, de qualisigne[3].
Une conversation entre le général et le colonel est la source d’antagonismes sur le patriotisme notamment ; le méchant affirme : Patriotism may be old-fashioned, but a patriot is an honest man. Le gentil rétorque: It was the last refuge of a scoundrel. A l’issue de cette phrase, une rafale de mitraillette se fait entendre, étouffée par les murs du refuge. La guerre du film se déclare entre deux français, une guerre d’antagonisme. L’un veut sauver ses hommes, l’autre sa carrière. Kubrick semble moins s’attacher au conflit franco-germanique qu’aux conflits internes. Il n’est donc pas étonnant de voir ce lourd manichéisme se recadrer au sein d’un même camp, qui devient disparate.
Tout comme la machine HAL 9000 de 2001, sensée garantir la sécurité de l’équipage, un supérieur ivre tue l’un de ses hommes lors d’une mission de reconnaissance. La règle régissant le bien et le mal semble être franchie ; l’homme incarnant à priori le bien tue un allié sans motif…Le mal n’est plus séparé par des nations, des drapeaux, des territoires, des camps, des tranchées et des armes : l’ennemi peut se développer comme une maladie, au sein d’un corps à priori homogène. Après tout, ne dit-on pas un corps d’armée ?
Au bout d’une vingtaine de minutes, le cinéaste nous oblige à nous focaliser sur une notion, essentielle dans cette œuvre : l’humain. Alors que dans 2001, les machines sont programmées par des humains pour leur ressembler, convaincus eux-mêmes de leur humanité, le général, tyrannique, inhumain, va programmer ceux qui répondent directement à ses ordres pour les déshumaniser.
Vient alors l’extraordinaire séquence du combat tant redouté, celui qui oppose les Français aux Allemands…Durant plus de trois minutes, il n’y a aucune parole : c’est la quintessence de la barbarie et du langage des coups. Le général, jusqu’alors septique quant aux officiers bureaucrates, reste dans un bunker, à l’abri donc, observant ses hommes se faire massacrer. Voyant que beaucoup de soldats restent dans les tranchées par crainte d’être tués, le général ordonne que l’on bombarde ses propres troupes… Sa voix tremblotante prouve bien que le langage humain n’est pas celui qu’il souhaite adopter. Le langage oblige la prise de conscience et c’est là le drame du militaire, tiraillé entre sa conscience et son devoir…Nouvel antagonisme : la conscience et le devoir ont une même source, la morale définie par les hommes, mais pas la même finalité. D’ailleurs, le général dira : Latitude is one thing, insubordination another (…) They were ordered to attack. It was their duty to obey that order. We can’t leave it up to the men to decide when an order is possible or not. Ainsi, le mal a parlé: Le devoir plutôt que la conscience ; le soldat doit avoir les mains sales. Un soldat ne serait donc pas un homme… Le colonel et le général s’opposeront clairement suite à un débat avec un autre général : le colonel prendra partie pour la défense des trois hommes qui seront exécutés pour lâcheté (et pour l’exemple) alors que le général se chargera de faire exécuter ces trois hommes…Avant cela, ils seront jugés en cour martiale : l’antagonisme sera ici à son paroxysme. Le général affirme au colonel : I will break you (…) I will find an excuse and break you to the ranks. I will ruin you!
Lors du « procès », le procureur fait dire au premier soldat accusé qu’il a battu en retraite... Le colonel rétorque en posant des questions :
-Private, when you reached no-man’s-land, were you alone with private Meyer?
-Yes, sir.
-What happened to the rest of your company?
-I don’t know, sir. I guess they had been killed or wounded.
-You found yourself in the middle of no-man’s-land alone with private Meyer. Why didn’t you attack the Ant Hill single-handed? Why didn’t you storm the Ant Hill alone?
-Just me and Meyer, you are kidding, sir.
-Yes, I am kidding Private Ferol. Thank you.
Ce dialogue, absurde, démontre que le manque de conscience des autorités accusant les troupes françaises conduit à des erreurs de jugement. Ici, un homme est accusé par un soldat…Ce qui n’est pas la même chose : l’antagonisme réapparaît ; un soldat kubrickien est au départ un homme (source commune) puis il ne voit plus l’utilité de parler et décide de se battre pour exprimer sa haine de l’autre. Cependant, le colonel ne semble pas aliéné par la folie de la guerre comme le prouve cette réplique, celle qui introduit son plaidoyer devant la cour : Gentlemen, there are times when I’m ashamed to belong to the human race, and this is one such occasion.
Le colonel estime donc appartenir à la race des hommes, et il a honte, ce qui implique une prise de conscience, et donc un rejet du devoir (militaire). Le malheur du gentil soldat, incarné par Douglas, est d’utiliser un dialecte oublié des soldats : le langage humain. Tout est lié dans Les Sentiers de la Gloire: si le colonel s’exprime par la force des mots, il ne sera pas compris et la réponse sera faite par le langage militaire : celui du sang et de la poudre.
Les soldats sont évidemment jugés coupables, mais ils redeviennent à ce moment des hommes : seul l’habit militaire peut prêter à confusion. Lorsque le prêtre entre dans leur cellule, l’un des hommes se révolte contre le pouvoir supposé de la religion sur les âmes en détresse. Il sera assommé par un autre prisonnier désespéré…
Le colonel arrive à accuser le général d’avoir ordonné une attaque contre ses troupes devant un général ayant un membre haut placé de l’armée, supérieur hiérarchique du général. Ainsi, l’antagonisme arrive à son terme, l’un des deux éléments étant détruit. Dernier mot du général, terriblement paradoxal : The man you stabbed in the back is a soldier. Il y a donc une confusion du général, qui se croit homme et soldat alors qu’il n’est ni l’un ni l’autre.
Il reste malgré tout les trois soldats, condamnés à être fusillés…Lorsqu’ils se rendent sur le peloton, la musique militaire, rythmée et régulière se démarque des pleurs d’un des soldats.
Exécutés, ces derniers marqueront la fin des antagonismes du film.
Le film s’achève sur une séquence unificatrice. Les soldats, dans un bar, découvrent une belle et jeune allemande[4], timide mais prête à chanter. L’émotion et les pleurs sont communs. Kubrick a l’intelligence de ne pas terminer sur une fausse note, en insistant lourdement sur le chagrin. Le zoom, utilisé chez lui comme une mise en relief de l’émotion[5], permet ici tout juste de saisir une larme sur le visage d’un soldat, avant de raccorder sur un autre plan. La précision confine ici à l’élégance.



[1] Ce dialogue peut rappeler celui de Lola et Bardamu dans Voyage au bout de la nuit de Céline :
- Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat…
- Oui, tout à fait lâche Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans…Je ne la déplore pas moi…Je ne me résigne pas moi…Je ne pleurniche pas dessus moi…Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. Page 65 de la collection Folio.
[2] Cette esthétique expressionniste des visages (le film est tourné en Allemagne, pays d’où viennent bon nombre de maîtres hollywoodiens) ne sert plus à évoquer les tourments de l’âme mais l’âme lucide (le colonel se lave le visage avant l’arrivée du général).
[3] C’est-à-dire un signe de l’image-affection, présentant donc un visage. C’est une qualité ou une puissance en tant qu’exposée, exhibée dans un espace quelconque. Gilles Deleuze, cours de cinéma N°29 du 18 Janvier 1983 donné à l’université Paris VIII. Ici, la qualité est clairement la sagesse.
[4] L’actrice, Christiane Susanne Harlan, épousera par la suite Kubrick.
[5] Le soldat « Guignol », dans Full Metal Jacket, découvrant des cadavres vietnamiens dans une fosse commune, est présenté avec un élargissement de champ, qui est un contrepoint du plan des Sentiers de la Gloire.



vendredi 16 juillet 2010

Carlos d'Olivier Assayas ( Version TV )

Assayas l'a répété dans de nombreux entretiens, la télévision permet aujourd'hui de produire ce que ne peut pas produire le cinéma. Pour Carlos, qui est sorti en salles dans une version de moins de trois heures (contre plus de cinq à la télévision), la polémique cannoise était mal venue... Alors que les séries télévisuelles inondent le grand écran (songez à Sex and the City 1 et 2, la future adaptation de 24 Heures Chrono, l'infect Chapeau melon et bottes de cuirCharlie's AngelsStarsky et HutchMiami ViceX-FilesLes Brigades du TigreL’Agence Tous Risques, mais aussi l'excellent Mission: Impossible de De Palma), une série devient l'objet d'une polémique dans un festival de cinéma, alors qu'elle ne bénéficiera que d'une seule saison, et ne deviendra pas une franchise. Elle reste tout au plus un téléfilm. Mais le réalisateur, au tout début du premier épisode, insiste et fait répéter le mot « film » trois fois pour présenter son œuvre et rappeler la part de fiction du long-métrage (obligation regrettable, syndrome des films aux sujets sensibles et historiques et des réalisateurs consciencieux) … Pour bien comprendre le ridicule de la polémique, il faut considérer le cinéma comme de l'anticinéma par rapport à la télévision, au même titre que Godard voyait le court-métrage comme de l'anticinéma par rapport au long-métrage[1]. Ou plutôt la durée cinématographique comme antinomique à un sujet si large. Ainsi, traiter d’un terroriste qui aura incarné les interrogations et les actions politiques de la seconde moitié du XXe siècle, du Japon à l’Allemagne, de Cuba à la Palestine, ne mérite pas la durée habituelle d’une œuvre cinématographique. Devant la densité du sujet, une densité de la pensée s’impose.
Au fil de ses trois parties, l’intérêt du film grandit autant que le personnage de Carlos et son interprète Edgar Ramirez. Toute la première partie semble converger vers un point de non-retour, un cliffhanger comme on dit pour les séries : la prise d’otages de l’OPEP à Vienne en 1975, son coup d’éclat politique, son coup d’éclat médiatique. Tout ce qui nous est montré illustre comment Carlos tente de devenir un homme et non plus un gamin, aux yeux de son chef, Wadie Haddad. Cette première partie veut le montrer téméraire mais discret, entreprenant mais discipliné, charismatique et efficace ; prêt à donner des ordres et à en recevoir. Le terroriste doit se différencier du gauchiste petit-bourgeois mais aussi du kamikaze. Ainsi, il comprendra son engagement et l’extrémisme de celui-ci.
L’engagement politique n’est pas l’unique exigence pour que Illich devienne Carlos, celui du 21 Décembre 1975. Il faut qu’il soit également une figure médiatique, un ennemi public reconnu. Après les trois meurtres de la rue Toullier, Illich vient voir une amie à son domicile, et lorsqu’elle lui demande ce qu’il se passe, il lui rétorque immédiatement : « Tu liras le journal ». Le lendemain, à l’aéroport, une autre amie le reconnaît avant qu’il ne quitte la France. Il se dirige alors vers la zone d’embarcation, le journal à la main, se retourne et offre le journal à son amie. « Match « Carlos » DST : 3-0 ». Tout ceci n’arrive pas aussi brutalement dans le film. Assayas prépare le spectateur comme Illich prépare la presse : par avertissements. Illich exécute ses actions terroristes dans des aéroports, chez des particuliers, dans les rues de Londres et de Paris. Pour souligner l’importance des médias dans le film, Assayas offre aux actualités d’époque un format 2.35. Les images de fiction et les images du réel sont ainsi au même niveau, au même format.
Si Illich n’est plus un soldat aux yeux de son chef Haddad, il admet qu’il est une star, un mythe médiatique. Son physique et son oisiveté ne lui permettent pas de diriger une opération qui aurait été commanditée par Saddam Hussein. Sa notoriété médiatique semble être garante de sa légitimité en tant que chef. Mais, pour asseoir cette notoriété, Illich ne devra pas être seulement dans une forme physique irréprochable, mais « incarner » sa cause. L’incarner par une image, par ses vêtements. Ainsi, plusieurs jours avant la prise d’otages de l’OPEP, il se « déguisera » en Che. Pour l’image. Ernesto Guevara et Illich Ramirez. Le Che et Carlos.
Le jour de la prise d’otages à Vienne, Carlos prend le tramway avec ses complices ; métamorphosé, son rendez-vous avec l’Histoire est inéluctable. Il sera développé dans la deuxième partie du film. La première s’achève par le même plan que celui qui ouvrira la seconde. La convergence vers ce moment décisif de la vie du personnage est évidente, et le traditionnel cliffhanger est ici plein de sens. Sans être une figure de style imposée, il est simplement évident, naturel. Mieux, il permet d’appuyer pour la première fois le point de vue du cinéaste, qui a désiré réaliser un film sur la politique et non pas un film politique[2]. Le thème de fond du film étant la Guerre Froide, Assayas appuie, par la répétition de deux plans (qui a ici une valeur équivalente à un fondu enchaîné), cette idée qu’il y a des rapports de force conséquents entre pays aux intérêts (financiers et pétroliers dans ce cas) divergents.
C’est ainsi que Carlos va mettre en scène le monde selon une conception très simpliste et radicale : les pays neutres, les pays amis et les ennemis de sa cause. Carlos semble alors tout puissant : il permet aux ministres de se lever, de se déplacer et permet ainsi la création de plans. Bien qu’ils soient inutiles dans l’absolu[3], ils permettent néanmoins de sectoriser les pays, en les rassurant sur leur sort (les pays amis au fond à gauche, les pays neutres al fonde izquierda et les pays ennemis au centre). Les pays dits ennemis (le Qatar, l’Iran, les Emirats et l’Arabie Saoudite) sont alignés tels des morts dans l’attente de l’exécution. Cette macabre mise en scène va néanmoins être rattrapée par le réel : les sirènes de la police autrichienne, à l’extérieur.
Carlos, personnage de fantasme, est rattrapé par la réalité. Lorsqu’il doit y faire face, c’est pour perdre. Alors qu’une secrétaire relit le communiqué[4] dicté par Carlos, l’un des terroristes, Angie, blessé et armé, s’effondre à terre. Ce plan n’est en aucun cas un faux plan ; il résume à lui seul la cause défendue par Carlos et son état. Blessé et fragile, Angie voudra rester alors que son état ne fait qu’empirer. Assayas mélange curieusement fiction et réel lors de la conférence de presse du chef d’Etat autrichien. L’image est en noir et blanc, abimée, au format 2.35 mais Bruno Kreisky[5] est représenté sous les traits d’un acteur. Le plan suivant, filmé par le cinéaste, montre un bus réclamé par les terroristes. Il subit le même traitement que le plan précédent mais se colorise progressivement. Cet effet du plus mauvais goût tente de lier la fiction au réel, ou plutôt le réel à la fiction. Il est ridicule de réduire les images du réel à un simple noir et blanc ou à une mauvaise qualité d’image. Cet exemple de « désaturation » de l’image en est l’illustration. Mais là encore, une fois dehors, Carlos se réapproprie un terrain du réel (la rue dans laquelle s’étaient massés les policiers) pour en faire un objet de fantasme auprès des médias. Devant eux, il va tirer en l’air en criant la célèbre phrase révolutionnaire Hasta la victoria siempre ! , avant de monter dans le bus qui le conduira à l’avion qu’il a réclamé, l’avion de toutes les désillusions.
Lorsqu’il décolle, il est filmé en noir et blanc (toujours ce style documentaire / documenteur, pour nous rappeler la véracité de l’événement mais aussi pour suggérer l’issue de cette opération, qui ne pourra pas être favorable à un homme qui fantasme sans prévoir le réel). Ce plan est entouré de deux désillusions pour Carlos : l’impossibilité pour le DC-9 (l’avion) d’arriver jusqu’à Bagdad, puis l’état de santé de son camarade Angie. Là encore, le terroriste semble fuir toute forme de rationalité en indiquant à un autre complice : Tout va bien. Sur ce plan où il semble si seul, un ministre l’interpelle pour lui demander un autographe. Le mythe médiatique existe toujours, malgré les difficultés qui s’accumulent pour le soldat. L’Algérie, première destination des terroristes, souhaite négocier avec Carlos la libération de tous les otages. La seule issue non-violente, évidemment diplomatique, se trouve à Alger. L’avion atterrit, filmé en couleurs. Tout reste encore possible… Mais encore, Carlos ne prévoit pas, sa vision reste une vision de l’immédiat ; alors que son bras droit parle au futur[6], lui parle au présent[7]. Homme d’action mais pas homme de raison, Carlos se fait mauvais négociateur et scelle le destin de son opération, qui sera son échec.
Ainsi, une fois avoir libéré les otages non-arabes, l’avion redécolle pour Tripoli. La caméra est très éloignée, la focale est courte, l’avion est petit. Il ne représente plus rien. Pour se convaincre du contraire, Carlos consommera de la drogue, à l’abri des regards. Ce rideau, futilement fermé par ses soins, n’a aucune importance puisque personne ne le regarde. La Libye exige simplement la libération de son ministre, et refuse de parler ou d’écouter les revendications. Les terroristes, sans moyens de pression, sans véritable appui politique, n’existent plus. Seul le ministre algérien des affaires étrangères de l’époque Abdelaziz Bouteflika accepte d’échanger avec Carlos, non pas par considération, mais par calcul diplomatique. Il tente d’impressionner le ministre en affirmant que ses cigares viennent de la réserve personnelle de Fidel Castro, nouvel apparat pour se donner une crédibilité déjà bien amochée. Bouteflika va cependant lui rappeler les faits et les issues possibles[8], qui n’offrent que de l’argent à la cause défendue. Ce qui était vu comme une insulte à l’OPEP est vu ici comme la seule issue possible pour ne pas mourir[9]. Le refus des pilotes de serrer la main au terroriste est une nouvelle humiliation qui donne au film un ton pesant et triste. Alors qu’il reste une vingtaine d’années au « Chacal » avant d’être arrêté, Assayas choisit de le montrer en pleine disgrâce politique. L’ambition de faire un film sur la politique est déjà honorée, alors qu’elle le sera encore plus dans la troisième et dernière partie du film.
En quittant l’Algérie dans un convoi spécial, Carlos est encore vu comme une star. Harangué et photographié par les journalistes, il pose avec son cigare et ses lunettes de soleil légèrement abaissées. Un échec de soldat se transforme en victoire médiatique, le terroriste étant toujours vivant après une mission suicide[10]. Soldat, il ne le sera plus. Durant un entrainement, il fait sauter trop tôt une bombe pour effrayer un autre soldat et s’amuser. Carlos est convoqué par son chef Haddad, qui le renvoie de son organisation suite au fiasco de la prise d’otages de l’OPEP. Isolé de ses camarades face à Haddad, il devient une cible, une matérialisation de la trahison et de la lâcheté. Ce choix de réalisation d’une séquence en trois plans d’espaces (l’espace d’Angie, Bonie et Brigitte, des terroristes amis de Carlos, l’espace de Haddad, le chef, et l’espace de Carlos, le banni) est simple, efficace, et prouve le détachement du personnage face aux exécutants. Désormais, il ne travaillera plus pour mais avec les pays concernés.
C’est donc en toute logique qu’il rencontrera le chef du KGB autour d’une table où sont conviés d’autres chefs terroristes parmi lesquels Haddad, malade. Moins par ses échecs que par sa notoriété, Carlos s’est hissé au même niveau que ceux pour lesquels il exécutait des missions. Il n’a plus besoin de se déguiser en homme d’action mais en homme de décisions, et troque donc son costume de Che (béret, barbe et cigare) pour revêtir celui d’un « homme important » (costume cravate). Mais son mentor le prévient : il aura du mal à trouver sa place. Le problème de Carlos dans le film est d’avoir toujours couru sans jamais s’être posé ou avoir regardé dans quelle direction il allait. Semblable à l’oiseau sans pattes cher à Wong Kar-Waï, il ne peut s’arrêter pour s’établir dans ce qu’il faut bien appeler un commerce (Haddad emploie le terme de business). Mais contrairement à cet oiseau, c’est cette constante mobilité qui causera sa perte.
Pour l’heure, Carlos fortifie son réseau et une image de chef. Il rappelle même inconsciemment Wadie Haddad lorsqu’il dit à une recrue : It is not you to judge if an operation is worth or not[11]Par les informations obtenues par la Stasi, ses contacts avec le KGB et la Syrie, il est désormais couvert diplomatiquement, se rangeant du côté de l’URSS, dix ans avant sa dissolution. Ce cliffhanger qui clôt la deuxième partie est dans une logique rythmique inverse à celle de la première. Alors que Carlos s’apprêtait à prendre en otage les membres de l’OPEP à Vienne, il est ici couvert par un pays. Le mouvement révolutionnaire s’oppose à l’appui politique tout comme l’attente à l’acquis.
Un autre acquis, présent depuis la fin de la première partie, est une nouvelle fois illustré dans une courte scène où le terroriste se confie à un journaliste. Ce dernier va résumer en une phrase, osée, ce qu’est Carlos en 1978 : Whitout the newspapers, you don’t exist. Ce à quoi l’intéressé répondra par un rire signifiant sans doute la vexation, mais aussi l’admiration d’une franche personne. L’entretien avec le journaliste rappelle un autre biopic, raté, L’Ennemi Public Numéro Un de Jean-François Richet, consacré à Mesrine. Les deux films convergent avec cette scène, sensée se dérouler à la même époque, et dans le vision qu’ont les protagonistes de leur mort ; ils se voient tous deux abattus. L’un le sera, l’autre est actuellement emprisonné. Cet autre, Carlos, n’aura même pas le « privilège » d’une « mort médiatique », renforçant un peu plus son mythe, comme l’eut Mesrine.
En admettant que, dans Carlos, les médias s’opposent au fantasme d’une révolution anti-impérialiste, lui offrant plus de rationalité, parce qu’ils captent le réel (journaux télévisés) ou le questionnent sur la valeur de son engagement (le journaliste), ils participent alors à une évidence : celle que Carlos n’est pas assez efficace et rapide. Ainsi, l’assassinat du chef d’Etat égyptien Sadate, préparé depuis deux ans, est tout bonnement annulé parce que les islamistes l’auront exécuté avant lui[12].
Cette troisième partie résonne avec la première, dans le retard de l’exécution, mais aussi dans un geste simple auquel on ne croyait plus : celui de la revendication téléphonique. A Paris, il contacte une agence de presse comme il le faisait à ses débuts, afin de revendiquer un attentat et réclamer la libération de deux de ses complices : Magdalena Kopp et Bruno Bréguet. La nuance importante entre ces deux parties, entre le début et la fin du film, réside dans le réseau. Au début, Illich n’a pas de réseau, il est un exécutant qui doit faire ses preuves. Désormais, il peut organiser (et ne plus exécuter) un attentat avec le soutien de la RDA, qui lui fournit des passeports, et de la Syrie, qui souhaite faire exploser la rédaction d’un journal, Al Watan Al Arabi. Cette prospérité ne sera que de courte durée dans le film, alors qu’en réalité, elle aura duré presque dix ans. Là où la doxa aurait jugé intéressant de présenter un terroriste flamboyant, terrible et efficace, Assayas choisit de s’attacher davantage à ses échecs fatals, intimement liés à l’Histoire. Le subtil tour de force concernant les images du réel et celles de fiction arrive lors de la fin de la Guerre Froide. Symbole d’ouverture économique mais de tensions diplomatiques et de guerres d’indépendance, synonyme de crise « commerciale » pour Carlos et de changements profonds qui le mettent hors course[13], ce moment crucial arrive comme un coup de grâce pour Carlos, qui est condamné à la contrariété et à l’échec. Les images mondialement célèbres de la chute du mur de Berlin sont montrées, toujours en 2:35, avant de se substituer à des images de fiction, au même format, qui montrent la destruction du quartier général de la Stasi, l’un des soutiens de Carlos. Ici, même la fiction arrive à contrarier l’idéal du révolutionnaire, condamné à la lucidité. Son nom de guerre est oublié, par deux fois, mais à des fins antagonistes[14]. Sa fierté d’homme atteinte, Illich (puisque c’est comme ça qu’il se fait appeler maintenant, malgré lui) devient orgueilleux[15], en sachant sans doute qu’il ne représente plus rien[16] aux yeux des autres, victime du « nouvel ordre mondial ». La fierté d’Illich est amoindrie jour après jour, il prend « du recul », pour échapper à l’évidence : la disparition de Carlos en même temps que celle du bloc soviétique. Rejeté de pays en pays, vivant sous une fausse identité (Illich est devenu Carlos qui est redevenu Illich pour finir « Monsieur Abdallah »), avec une nouvelle (jeune) femme, loin de son épouse et de sa fille, il se tourne vers la révolution islamique iranienne, qui s’opposait (et qui s’oppose aujourd’hui encore) clairement aux Etats-Unis. Mais ce soutien n’est qu’un artefact. Illich veut se prouver qu’il sert encore ses idéaux et sait y rester fidèle. Sa cause disparaît, l’Histoire disparaît, les dates disparaissent. Nul besoin de savoir que le général Rondot traite avec la CIA en 1993 ou en 1994 ; un simple portrait de Bill Clinton suffit à situer le spectateur. Seule la date de son arrestation (Août 1994) sera affichée puisqu’elle introduit la conclusion du film, où le spectateur est informé du sort des protagonistes de la plus plate des manières…
Ironie d’une célébrité : le Carlos photographié en Algérie par des journalistes en 1975 est, dans les années 1990, photographié par les services secrets français, avec la même volonté de mettre un visage sur un nom. Alors qu’ils étaient une fin pour les photographes, les clichés ne sont plus que des moyens de reconnaissance pour les services secrets. Enlevé, ligoté puis mis à bord d’un avion, il n’aura même pas le privilège du dernier plan[17]. Carlos subissait sa première désillusion sur le terrain en 1975 à bord d’un avion. Sa dernière aussi, dix neuf ans plus tard. Le temps qu’il faut à un gamin pour devenir un homme.



[1] Dans Chacun son Tours (article des Cahiers du Cinéma N°92, Février 1959), Godard titre l’un de ses paragraphes Court-métrage = anticinéma, dans lequel il explique qu’un court métrage n’a pas le temps d’approfondir explicitement (…) Un court métrage n’a pas le temps de « penser ».
[2] Ce n'est pas un film politique, mais un film dont le sujet est la politique. Olivier Assayas, dans Le Figaro du 7 Juillet 2010.
[3] Cela pourrait rappeler la critique d’Eugenio Renzi sur le site d’Independencia, qui parlait de faux plans dans l’article Made in USA.
[4] Any delay, provocation, or unauthorized attempt to approach us would put in danger the lives of the hostages. Signed : The Armed Arm of the Arab Revolution.
[5] Le chancelier autrichien de 1970 à 1983.
[6] On n’aura plus rien à négocier en Libye.
[7] Tirons-nous d’ici. C’est un piège. On est coincés.
[8] La phrase Soyez réaliste ! sonne presque comme une insulte, et Moi, je vous offre une issue honorable que vous pourrez même faire passer pour une victoire… comme une humiliation.
[9] Et ce, uniquement pour Carlos. Nada, membre du commando, ne manque pas de rétorquer : C’est une insulte, alors que Khalid sourit en entendant la proposition des Algériens de la bouche de son supérieur hiérarchique, plus à même de prévoir lorsqu’il s’agit de ne pas mourir.
[10] Il était prévu qu’en cas d’attaque des autorités autrichiennes ou de capture du chef du commando, une bombe fasse sauter tous les ministres présents ainsi que les terroristes.
[11] Haddad avait prononcé auparavant une phrase similaire : What do you know of the good of the organization ?
[12] Cette « mésaventure » renvoie au premier épisode, où un lance-roquette tire sur un avion, attentat revendiqué immédiatement par un autre groupe terroriste. A la somnolence de Carlos (il apprend la nouvelle au lit, réveillé par un complice) s’opposent des images, très dures, de l’assassinat de Sadate.
[13] Tout comme il le fut dans le DC-9 pendant la prise d’otages de l’OPEP, une fois arrivé en Libye (le changement profond étant l’assassinat d’un membre de la délégation libyenne).
[14] La première fois durant son anniversaire, où une ancienne amie aperçue dans la première partie l’appelle « Illich », la seconde, lorsqu’un représentant syrien l’appelle en insistant sur son nom : Mister Illich Ramirez Sanchez. L’affection, puis le mépris.
[15] Il prétexte en effet être un problème diplomatique pour George Bush, et une menace pour la France.
[16] L’association images d’archives + images de fiction finit d’achever son prestige et, s’il le fallait, une réplique de son bras droit Weinrich résume l’état des choses : George Bush doesn’t give a damn ! The Mossad doesn’t give a damn ! No one is interested in us anymore… No one ! You know what the CIA is saying about you ? That you are a historical curiosity.
[17] Remarque de Stéphane Delorme et de Jean-Philippe Tessé lors d’un entretien avec Olivier Assayas dans le numéro 656 des Cahiers du Cinéma du mois de Mai 2010.

lundi 5 juillet 2010

Shining de Stanley Kubrick

Shining marque par ses mouvements de caméra inhumains, fluides, parfaits. Le spectateur retient des moments et trop peu souvent des instants. Pourtant, l’un de ces instants, très rigoureux, peut et doit être analysé sans véritable emphase, en s’appuyant sur sa simple construction.
Bien que Jean-Loup Bourget la relève comme une longueur[1], la rencontre entre Jack Torrance et son prédécesseur Delbert Grady devrait frapper tout spectateur : les murs sont rouges sang, comme une prémonition, comme une rupture aussi avec la blancheur omniprésente jusqu’alors, la rencontre étant essentielle pour la suite des événements. Elle arrive comme un fait du destin, après que Danny ait vu les sœurs jumelles, et Jack la femme de la chambre 237… Cette séquence n’a rien de spectaculaire dans la technique (elle ne comprend que cinq plans fixes différents) mais elle est sans doute la plus surprenante du long-métrage : son intérêt réside dans la rencontre entre un vivant (la question peut même se poser avec l’ultime plan du film) et un mort, le présent et le passé, la raison et la folie ou, pour citer Gilles Deleuze, entre des pointes de présent et des nappes de passé[2]. Là où Jean-Loup Bourget parlait de pacte avec le Diable concernant la rencontre avec le barman Lloyd, il serait adéquat d’employer le terme de conversion à la violence avec le serveur Grady. Celle qui se développera pendant les quarante prochaines minutes du film avant d’être gelée, et finalement, figée dans le temps.
La séquence fait suite à une rencontre fortuite entre Delbert Grady et Jack Torrance, au cours d’une soirée se déroulant au Gold Room de l’Overlook Hotel, vraisemblablement au début du siècle, rythmée par la chanson Midnight, the stars and you et interprétée par Al Bowlly. Le serveur a malencontreusement fait tomber son plateau sur la veste de Jack. Ils partent donc aux toilettes pour tenter d’effacer les taches d’Advocaat. Sitôt le nom du serveur prononcé[3], un raccord transgresse la règle des 180°. C’est un choc visuel et narratif. D’une part parce que la caméra se rapproche brutalement des personnages, faisant abstraction de la ligne imaginaire créée par leur regard, d’autre part parce que Delbert Grady est le nom de l’ancien gardien de l’Overlook, lequel a massacré sa famille avant de se suicider. Une situation et deux personnages sont créés: la confrontation entre le rationnel et l’irrationnel, la raison et la folie, le présent et le passé. Considérons que le premier plan représente un demi-espace (celui de Grady) et le deuxième un autre demi-espace (celui de Jack), le tout formant le décor de la séquence. Chaque demi-espace répond à l’autre par des passerelles langagières : ainsi, lorsque Torrance affirme que Grady a tué sa famille avant de se tuer lui-même, nous passons au demi-espace de Grady, qui rétorque : « That’s strange, sir. I don’t have any recollection of that at all. »
Ce dernier parle d’ailleurs de sa famille au présent[4] alors que Jack en parle au passé[5]. Jack est en 1980, Grady en 1970. Les deux personnages sont dans le même espace mais pas dans le même temps, du moins, en apparence.
Jack accuse Grady de ses meurtres : le plan est rapproché à la taille des personnages, dans le demi-espace de Jack. Puis, Grady infirme les propos de Jack ; la caméra se trouve dans le demi-espace de Grady avant de revenir au demi-espace de Jack : la valeur de plan n’est plus la même, nous sommes passés d’un plan rapproché taille à un plan américain. La prise de recul n’est pas anodine : elle illustre le recul que prend Jack (et le spectateur) vis-à-vis de la tragique histoire racontée par le directeur de l’hôtel Stuart Ullman dans les premières minutes du film, puisque Grady annonce: « I’m sorry to differ with you, sir. But you are the caretaker. »
C’est alors qu’il y a un équilibre dans l’axe. Les deux personnages sont au même niveau : celui de l’irrationnel et de la folie. Un véritable dialogue peut alors s’engager.
Le champ/contre-champ existe car Grady sous-entend la réponse que Jack attendait[6]. C’est alors que Jack sourit, malicieux et satisfait, alors que la musique de source entendue depuis le début et symbolisant probablement 1921 se fait un peu plus audible. Le passé et l’irrationnel se sont complètement emparés de l’espace/temps présent.
C’est ainsi que Grady connaît soudainement le nom de Jack, en l’appelant « Mister Torrance », l’existence de Harrogan le cuisinier et du pouvoir du fils de Jack, Danny, le fameux shining. Grady regarde fixement Jack dans les yeux, alors que ce dernier semble fuir le regard de Grady.
Le champ/contre-champ fait disparaître du champ les verres d’Advocaat de Grady et le verre de bourbon de Jack. La fonction du serveur de Grady n’est plus matérialisée à l’écran : il va ainsi pouvoir s’émanciper de cette dialectique du maître et de l’esclave, en retournant la situation à son avantage.
En effet, le rapport de force est inversé, à l’image du dispositif de montage (on passe de transgressions des 180° inhabituelles à un champ/contre-champ plus classique, dans le sens où il se fait oublier en tant que tel). C’est désormais Grady qui pose des questions à Jack[7], alors soumis à Grady car il est dans l’attente de réponses le concernant lui et sa famille, alors qu’auparavant, les questions concernaient le passé de Grady. Cette soumission s’illustre rythmiquement par le montage. Le champ/contre-champ était jusqu’alors extrêmement logique et naturel : Jack parle, champ sur Jack. Grady parle, contre-champ sur Grady. Mais dès lors que celui-ci évoque ses filles et la « correction » qu’il leur a infligée, il est hors-champ : seule sa voix est perçue et Jack, dans le champ, ne peut qu’écouter celui auquel il se soumet. C’est d’ailleurs la première fois qu’il regarde fixement Grady dans les yeux, tant il semble conquis par son discours. L’équilibre est alors parfait : les deux hommes sont sur la « même longueur d’ondes ». Jack vient d’être converti à la violence démentielle.
La séquence se termine alors sur un gros plan de Grady, attendant sans doute que Jack mette à exécutions ses conseils…
Dans son article consacré à Shining, Bourget souligne la rigueur du découpage. En effet, le film se découpe en trois parties majeures : l’une d’entre elles, celle analysée ci-dessus, ne dure que six minutes. La conversion à la violence de Jack est une charnière dramatique dans la construction narrative du long-métrage. Tout est rupture : l’architecture « pop-art » des toilettes selon les dires de John Baxter[8], l’allégorie de toutes les craintes de la direction quant à l’horreur que renferme ce lieu (Grady apparaît comme un personnage inattendu mais paradoxalement redouté), l’apparition marquée et décisive d’un revenant (contrairement aux sœurs jumelles qui n’apparaissent que quelques secondes dans le film, ou au barman Lloyd, qui n’a pas de réelle influence sur les agissements de Jack). Ce qui semble être de l’ordre du familial et du professionnel (un homme cherche l’inspiration pour écrire et cherche donc le silence de sa famille) peut aussi revêtir une dimension plus spirituelle et surnaturelle : l’Overlook est situé près d’un cimetière amérindien, ce qui expliquerait que Danny ne soit pas le seul à avoir des visions. Ce qui étonne dans Shining, c’est la dérangeante sérénité dont fait preuve le metteur en scène pour normaliser ces visions. Un homme au crâne fendu affirme que la soirée qu’il passe est charmante, ce même homme, mort il y a dix ans refait surface dans un cadre temporel irréel et indépendant des années quatre-vingt (Torrance ne remarque pas qu’il assiste à une soirée se déroulant en 1921, les convives ne remarquent pas non plus le style vestimentaire de celui qui pourrait être un intrus). Tout ce qui pourrait être dramatisé dans un film d’épouvante médiocre est ici conformiste afin de produire un effet de malaise rarement ressenti dans un film (on pourrait rapprocher le malaise propre à Shining à l’amoralité de Goodfellas de Scorsese). C’est ce qui fait sans doute la grandeur de cette œuvre, au delà de ses performances techniques ou théâtrales ; Kubrick fait avancer le spectateur en altérant sa vision des choses. Le cinéma du relatif, voilà ce qu’est le cinéma de Kubrick.



[1] Dans son article Le Territoire du Colorado, paru dans le numéro 234 de Positif, en Septembre 1980.
[2] Titre du cinquième chapitre de L’Image-Temps, 1985, page 129, aux Editions de Minuit.
[3] « Grady, sir. Delbert Grady »
[4] « I have a wife and two daugthers, sir. »
[5] « You chopped your wife and daughter up into little bits »
[6] « I’ve always been here »
[7] « Did you know, Mister Torrance, that your son is attempting to bring an outside party into this situation ? »
[8] Spécialiste du cinéaste dont les propos sont tenus sur le commentaire audio du DVD édité par la Warner dans sa collection « Stanley Kubrick ».