mardi 31 août 2010

Les Herbes Folles d'Alain Resnais

Alain Resnais a toujours été un cinéaste subjectif, chaud, allant au bout de ses idées, de Nuit et Brouillard avec ses plans "au présent" montrant que l'herbe repousse aussi à Auschwitz, jusqu'à Coeurs, où il montre que "nos vieux" peuvent aussi être vulgaires et méchants, en passant par Mon Oncle d'Amérique, où il ose faire parler un scientifique sur le comportement animal (et donc humain), sans paraître redondant ou pire, didactique. Chaud, mais pas chaleureux. Resnais contient en lui une chaleur qu'il ne peut réellement communiquer aux autres. Pas opaque pour autant, l'œuvre d'Alain Resnais reste mystérieuse, obscure, comme si une poule (le temps) couvait son œuf (l'Oeuvre). Il convient aux cinéphiles acharnés de tenter de percer cet œuf, qui contient vraisemblablement une chaleur propre à une naissance. Certains mots, que l'on pourrait comparer à des piques, tentent de percer ce mystère: montage, histoire, personnages, voix... Ces mots ne peuvent être des piques à eux tout seuls, ils doivent s'accompagner de ressentis évidents: les premiers souvenirs d'Elle dans Hiroshima mon amour perturbent le spectateur par le montage, certes, mais aussi parce qu'il s'agit de souvenirs secs, sans effets cinématographiques pour les introduire, si ce n'est l'analogie. Les ressentis évidents doivent devenir des questions profondes qui nous interrogent sur notre perception du cinéma. On peut alors vaincre le temps par le sentiment.
Resnais est donc un cinéaste subjectif. Dans Les Herbes Folles cependant, sa subjectivité sert tantôt le récit, tantôt l'audace, tantôt l'humour du film. Par le son, et c'est ce qui paraît le plus évident, le plus accessible dès le début: la voix-off, anonyme et pourtant si personnelle, si humaine, imparfaite, imprécise. Clairement, elle n'apporte que très peu d'informations au spectateur. Coupez le son lors des séquences chez la vendeuse de chaussures et du vol, et vous pourrez comprendre la situation sans aucun appui auditif. Seuls deux instants restent en flottement, comme des herbes folles : deux longs plans où le temps semble suspendu, en attente d'une quelconque action du personnage filmé. Le premier suit le vol du sac de Marguerite Muir. Filmée de dos, on ne sait ce qu'elle pense. Godard estimait que l'on filmait les personnages de dos lorsqu'ils ont une idée derrière la tête. Ici, l'idée de crier à l'aide germe dans l'esprit de Muir. Le son coupé, nous ne pouvons savoir si elle crie mais le fait de voir l'image ralentie confirme cette impression de contenance, d'hésitation, de faiblesse. Le second moment résistant à cette logique de cinéma purement visuel vient juste après, lorsque Muir prend un bain. Ce plan n'est pas explicatif, sinon contemplatif. Sa pudeur dans la nudité rappelle bien sûr cet incroyable moment dans La Guerre est finie où, Ingrid Thulin, nue, n'est vue qu'avec des bouts de corps sur fond blanc. Durant ces deux instants, le spectateur a besoin d'une voix-off. Oui, mais laquelle ? Celle de ce narrateur anonyme, imprécis, dont on ne sait s'il est réellement omniscient ou malicieux ? Non, et c'est alors que s'immisce la subjectivité de Resnais. Par ses personnages, dont il nous fait partager les pensées intérieures. La voix de Muir est entendue durant ces deux instants. Elle pense, son discours est forcément subjectif, donc le spectateur ne peut comprendre ces moments sans paroles. La subjectivité sonore réduit donc à néant cette idée de cinéma visuel. Mais elle n'implique pas seulement la voix des personnages mais aussi leur mise en relief.
Qu'est-ce qui peut distinguer une paire de pieds dans une foule ? Sa suprématie sonore. Sans savoir que le spectateur voit les pieds de Sabine Azéma (l'actrice, dont on sait qu'elle tient le rôle principal avec Dussollier), nous savons que ces pieds-là, que cette femme-là seront importants pour la séquence qui va suivre. Il en est de même pour le personnage de Georges Palet, qui nous est présenté avec sa montre. Le premier élément perceptible pour le spectateur est bien sonore : le tic-tac de la montre est entendu avant que celle-ci ne soit montrée à l’écran. C’est cette montre qui lui fera se déplacer dans un centre commercial pour la réparer, cette même montre qui lui fera rencontrer indirectement Marguerite Muir, par son portefeuille. Ces « herbes folles » dont nous parle Resnais peuvent effectivement être juxtaposées aux aiguilles d’une montre ; incorruptibles, précises, et régulières, elles ne peuvent (dé)faillir (même sans pile , les montres donnent deux fois l’heure par jour). Seulement la montre de Georges défaillit, elle. Tout comme ces personnages, couvés par une femme ou par une activité professionnelle, c’est selon, et qui un jour émergent de leur cocon, comme les herbes folles émergent du bitume[1].


Ce qui surprend le plus dans Les Herbes Folles, ce sont les projections des personnages dans un futur imaginé : en utilisant des vignettes, Resnais, en fanatique de la bande dessinée, peut se permettre les excentricités que les dessinateurs couchent sur papier tout en développant, ou plutôt, en permutant sa vision de la subjectivité du son à l’image. Alors que la voix-off omnisciente ne permettait pas d’apprendre quoi que ce soit sur Marguerite Muir, la voix-off interne de Georges Palet permet parfois d’accéder à des images de son imaginaire, forcément trop subjectif et donc erroné. Le vrai se trouverait alors entre le narrateur et Palet, entre une personne qui n’est pas représentée à l’écran et une autre qui l’est deux fois dans le cadre (l’idée de la vignette, héritée de la bande dessinée). Plus tard dans le film, Palet écrira une lettre d’excuses maladroite à Muir, navré d’avoir été agressif avec elle au téléphone la veille. Une fois postée dans sa boîte aux lettres, Palet tentera désespérément de la récupérer, et fera passer un message à une voisine de Marguerite. C’est alors que Georges, sur le chemin du retour, dans sa voiture, imagine la rencontre, que nous voyons toujours dans une petite vignette : Muir, en tenue d’aviatrice[2], enveloppe en main, est interpellée par sa voisine qui explique la situation. Le moment est très théâtral (personnages qui ne se regardent pas et qui nous font face, surjeu d’acteurs qui ne ressentent pas ce qu’ils disent), et donc irréel[3].
Cet irréel, nous le retrouvons dans le plus beau moment du film, celui qui frappe le plus à la première vision : un seul plan de plus d’une minute lors du temps de projection, sensé représenter dans le temps diégétique plusieurs heures, entre le déjeuner et le diner. Filmé caméra à l’épaule (ce qui tranche radicalement avec le plan d’ouverture de séquence, qui présente un impressionnant mouvement d’appareil), le plan est fait de présences et d’absences, d’apparitions et de réapparitions, d’ellipses sans aucun procédé de montage. Cette magie qui opère, nous pourrions l’assimiler à ce que Jean-Pierre Oudart définissait comme la suture[4]. Pourtant, Resnais affirme ne pas avoir raisonné sur le cinéma pour ce plan[5]. Il faudrait alors y voir non pas un manifeste théorique, mais tout simplement un sentiment sincère.
Le temps peut finalement bien être vaincu par le sentiment.


[1] Le rapprochement pourrait aussi être attribué à la voix-off du film, pleine d’hésitations et de non-dits ; superflue, elle est à l’opposé de la nature même de la voix-off : informer le spectateur et lui permettre de connecter les séquences entre elles.
[2] Comme sur la photo de son brevet de pilote, seul indice visuel pour Georges avec la carte d’identité, retrouvés tous deux dans le fameux portefeuille.
[3] Pourquoi le théâtre, où les acteurs de chair et de sang sont face au public, est-il considéré comme irréel alors que le cinéma, qui n’est que jeu de lumières dans une salle obscure, est parfois considéré comme le juste représentant du réel, ou du vraisemblable ?
[4] Dans les numéros 211 et 212 des Cahiers du Cinéma, en Avril et en Mai 1969. Roger M. Buergel, dans son Texte d’une génération (traduction de Jean-François Poirier), donne une excellente définition de ce qu’est la suture, définition qui peut s’appliquer aux Herbes Folles de Resnais : Pour Lacan, l’accès au langage s’opère conjointement au renoncement à l’existence immédiate : nous apprenons à parler les mots des autres. Transposé au cinéma, au langage cinématographique, l’individu fait l’expérience de son incapacité à totaliser l’imaginaire. Il apprend à connaître la douloureuse dysharmonie entre la réalité et le monde de ses représentations. Mais tout bon film hollywoodien, tout film au sens propre narratif, propose la possibilité d’une réconciliation. Naturellement, cette réconciliation a son prix et il est nettement plus élevé que la somme qu’on laisse à la caisse. Pour adopter une formulation d’aujourd’hui, ce prix est dans la normalisation du désir. Nous acceptons d’être ce que nous sommes. Dans le film de Resnais, cette idée de réconciliation est symbolisée par le fameux baiser de Georges et Marguerite, dans le faux final du film, emporté par le générique de la Twentieth Century Fox. Et le prix de cette réconciliation sera la mort.
[5] Je ne veux pas passer pour un imbécile complet, mais ce n’est pas le résultat d’un raisonnement sur le cinéma ! Cela me vient comme ça, et je suis. Je vois ou je ne vois pas. Affirmait-il aux Cahiers du Cinéma dans un entretien paru en Novembre 2009, dans le numéro 650 de la revue.

lundi 30 août 2010

Tous les matins du monde ( sont sans retour )

Que dire à la mort d'Alain Corneau ? Les mots manquent, les images restent. Celles de Série Noire, bien sûr, qui fut pour beaucoup un choc aussi violent que les coups de tête successifs de Dewaere donnés au capot de sa voiture. Une autre scène, aussi, où Corneau transfigurait la violence d'une scène de ménage qui tourne presque au meurtre, entre Myriam Boyer et Patrick Dewaere. Les plans étaient rapprochés, serrés, comme les doigts du minable représentant de commerce autour du cou de sa femme.
D'autres souvenirs de cinéphile, moins impérissables, avec Les Mots Bleus, réalisé en 2005. Film difficile et maladroit, il parvenait pourtant à saisir l'atmosphère du vide. Vide d'un buffet dans une salle d'école, vide d'une plage sans baigneurs, vide d'un être à qui il manque un mari.
Ce vide est le même que dans Série Noire, celui du quotidien d'un petit qui veut devenir grand. Celui aussi, d'une adulte qui veut apprendre à lire et à écrire. Cinéaste au service du vide qu'il transforme en matière filmique, Alain Corneau a su filmer le désarroi d'individualités fortes qui, une fois réunies, savent s'aimer et partir vers des jours meilleurs.

lundi 23 août 2010

Man's Castle de Frank Borzage

Les fenêtres, au cinéma, sont bien souvent un moyen de représentation du réel. Trois exemples, à trois périodes différentes de l’Histoire du cinéma, peuvent l’illustrer. Le plus fameux vient bien évidemment de Fenêtre sur cour, où un photographe de presse, une jambe dans le plâtre, est forcé de se nourrir du réel qu’il perçoit par la fenêtre de son appartement. Le second, plus ancien, date de 1931 : c’est M le Maudit. On se souviendra de la séquence d’ouverture, où des enfants récitent une comptine malsaine dans un climat de terreur[1]. Comptine entendue par une mère de famille qui, à travers sa fenêtre, ordonne aux enfants de cesser ce chant macabre et bien malheureusement prémonitoire pour sa propre fille. Le dernier exemple est plus contemporain : 2046 présente effectivement au bout d’une dizaine de minutes Chow, le personnage principal, cloîtré dans une chambre d’hôtel à Hong-Kong en 1966, période de contestation estudiantine et de répression militaire. Un simple regard orienté vers sa fenêtre nous permet de voir des images d’archives illustrant le climat ambiant.
Pourtant, il arrive que les fenêtres n’illustrent pas toujours le réel. C’est le cas de Man’s Castle, réalisé par Frank Borzage en plein New Deal. Borzage choisit naturellement de ne pas présenter le réel mais la rêverie dans « sa » fenêtre, celle d’un couple pauvre, Bill et Trina, qui vit dans un bidonville. La raison est pourtant toute évidente : les trois exemples cités précédemment illustrent certes le réel par une fenêtre, mais surtout la fiction dans la pièce où se trouve le protagoniste. Ainsi, l’appartement de Jefferies est le théâtre des théories les plus folles (bien qu’elles s’avéreront vraies), celui de la mère de famille est celui d’une vie quotidienne parfaitement organisée (deux couverts, le repas préparé avant l’arrivée de l’enfant) et qui va se trouver bouleversée, tandis que la chambre de Chow va devenir son bureau, celui qui permettra au journaliste d’écrire des piges complètement inventées.
A l’inverse de ces trois exemples, Borzage choisit de placer le lieu principal du film au sein même du réel. Pour qu’il y ait donc un contraste, la fenêtre ne peut être un miroir du temps. Elle devient alors un miroir de l’espace et de la rêverie. Bill, un dur aimé par une fille naïve, ne supporte pas de dormir sous un toit. Chaque nuit, avant de s’endormir, il ouvre la fenêtre de son taudis pour voir le ciel. C’est alors l’occasion pour lui de s’imaginer ailleurs, loin du couple pour lequel il ne semble pas destiné. Une scène, absolument magnifique de subtilité et pourtant construite sur des symboles, permet de mieux comprendre les tourments de cet homme malheureux ; allongé, il scrute le ciel sous lequel passent quelques oiseaux. Sa femme lui parle, mais il ne la regarde pas. Les oiseaux traduisent parfaitement ce qu’il aimerait être. Puis il revient à sa situation, en regardant les deux poids, les deux contraintes qui l’empêchent de partir : un four acheté à crédit, puis celle qui l’aime. Borzage fait ici preuve d’une sensationnelle démonstration de la force du raccord sur le regard. En pensant d’abord à l’argent qu’il doit, puis à un être qui le chérit, Bill prouve sans rien dire, sans rien faire qu’il se moque éperdument de Trina. Le cynisme du cinéaste va pourtant être amoindri puis effacé par une révélation qui va changer le cours de l’histoire et les rapports entre les personnages. Juste avant que Trina annonce qu’elle est enceinte, le sifflement du train retentit, comme un dernier appel aux voyageurs pour partir. Mais, comme elle l’annonce alors au futur père de famille, Bill est prisonnier à cause de cet enfant. Il est obligé de rester, pour elle et son enfant. Vite mariés, l’illusion dont fait preuve Bill depuis le début du film ne tarde pas à contaminer le couple, avec ce mariage forcé par le destin.
Dès le début, Bill trompe Trina et le spectateur. Vêtu d’un haut de forme et d’un smoking, l’homme semble riche. Il donne du maïs aux pigeons d’un parc et invite alors la femme qu’il vient de rencontrer, affamée, à diner dans un grand restaurant de la ville. Néanmoins, la supercherie sera vite découverte. Bill est sans le sou, et ne peut payer le repas. Davantage homme-sandwich que millionnaire, le plastron de son costume se prêtant à une lumineuse annonce publicitaire, l’homme cumule les petits boulots pour survivre et donner l’impression d’être riche, sans soucis, tranquille. Son aisance verbale et son assurance seront symbolisées lors d’une séquence amusante, où il deviendra un homme géant, aidé d’échasses. Pouvant s’immiscer aux fenêtres des autres (cette fois-ci, les fenêtres deviennent des miroirs d’intimité, et donc du réel), la ville, et au fond, la société, semble trop petite pour cet homme décidément trop malin[2] pour elle. Ce qui fait la force du personnage de Bill, c’est sa volonté inébranlable de faire le bien autour de lui, quitte à passer par l’illusion. Ainsi, un garçon admirateur d’un joueur de base-ball obtient une balle dédicacée par son idole. Bill aura auparavant dédicacé lui-même la balle avant de la donner au garçon. De même que pour le repas offert pour Trina, ou la bagarre dans les coulisses du théâtre où se produit la chanteuse qui passe pour un gag sur scène, Bill ne vit qu’à travers les illusions qu’il fait naître.
Et effectivement, Bill parvient à créer de nombreuses illusions, pour les autres personnages et pour le spectateur. Avant que Trina ne lui annonce sa grossesse, il se faisait plus doux et attentionné avec elle. Il remarquait ses beaux yeux bleus et affirmait l’aimer beaucoup. Mais cette révélation, normalement essentielle pour la vie d’un homme, ne semble pas toucher le cœur de Bill. Bien que le train se fasse entendre quelques secondes avant l’annonce, son éloignement ne signifie pas sa disparition, et Bill prendra le premier train immédiatement après cette séquence intimiste, avant pourtant de se raviser.
La figure du train, comme celle de la fenêtre, a souvent eu une fonction spécifique au cinéma. Alors que la fenêtre se voulait être un miroir du réel, le train, quant à lui, est plus romanesque. De L’Inconnu du Nord-Express à Il Etait une Fois dans l’Ouest, de Zéro de Conduite à La Mort aux Trousses, ou encore du Cercle Rouge à 2046, le train a toujours permis l’évasion. Pour le film de Borzage, c’est bien le train qui permettra au couple de s’échapper vers des jours meilleurs, peut-être, pauvres mais amoureux. L’argent manqué, après le braquage raté de Bill, a fait prendre conscience à ce dernier que l’important n’est pas d’apporter cinq milles dollars à une mère et à son enfant mais un père. Unis, mariés, adultes, le train dans lequel ils s’embarquent leur permet de penser à leur avenir, pour une fois sous un angle humain et non plus financier.
Dans le plan final, c’est Trina qui regardera le ciel, sachant qu’il n’est plus un danger mais un horizon pour sa vie.


[1] Un tueur d’enfants sévit en effet dans la ville, et effraie davantage les adultes que les potentielles victimes.
[2] Plus tard, il réussira à passer outre les gardes du corps d’une chanteuse pour lui remettre un papier de la plus haute importance, alors que les trois personnes ayant tenté l’expérience avant lui avaient échoué.

vendredi 13 août 2010

Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick

Eyes Wide Shut n’est pas un film sur le sexe mais sur le couple. Bêtement considéré comme le film osé de Kubrick, ce dernier film est représentatif de la post-modernité, puisqu’il rend l’instant « au présent », quitte à faire disparaître les identités, ou à les simplifier. La longue séquence de l’orgie, l’une des plus belles de toute l’œuvre du cinéaste, en est une saisissante illustration.
Le film raconte l’histoire d’un homme qui n’arrive pas à tromper sa femme. Après une révélation douloureuse de sa femme (le fantasme de l’adultère), le mari, Bill, un docteur aisé et sûr de lui, erre une nuit entière dans les rues de New-York où il sera le témoin de tous types de luxure: pédophilie, travestissement, prostitution, sexualité de groupe. Ayant retrouvé un ancien ami d’université, aujourd’hui pianiste, il sera introduit dans une soirée masquée, où les rapports sexuels succèdent à une mise en scène religieuse, ou plutôt sectaire. C’est durant cette séquence que la post-modernité du film est flagrante : masqués, les participants perdent toute identité. Ils ne cherchent plus à être eux-mêmes mais à véhiculer une image d’eux. Celle de Bill est involontairement simple, le costume ayant été acheté en urgence ; il ne peut faire preuve d’autorité. Celui du maître de cérémonie, en revanche, attire immédiatement les regards : rouge parmis les noirs, chantant parmi les muets, acteur parmi les spectateurs, il semble davantage être un metteur en scène qu’un acteur. Les corps nus des femmes ne permettent pas pour autant de dire qu’elles sont dévoilées, puisqu’elles ne sont pas démasquées. Réduites à des seins, des fesses et des cheveux, elles n’ont qu’une seule utilité sociale : accompagner des hommes, masqués eux aussi, mais toujours couverts. Le baiser, puisqu’il est ici une image du baiser (deux masques ne peuvent permettre un contact des lèvres), devient une simple fonction sociale, à nouveau : celle d’inviter un homme. Mais pour Bill, ces codes ne seront pas tout à fait les mêmes…
Il semble tout d’abord reconnu, par un homme au balcon, qui le salue de la tête. Puis la femme qui vient l’embrasser finit par lui parler en lui sommant de quitter les lieux. Reconnu dans une masse anonyme, Bill n’a rien du simple pervers sexuel. Sa perversité se mesure plutôt dans le voyeurisme et la curiosité, la même que celle de Jefferies dans Fenêtre sur cour.  Cependant, ce regard voyeuriste est enveloppé d’une couche supplémentaire, primordiale ici : le regard du témoin. Il ne faut pas oublier que Jefferies n’a jamais vu Thorwald tuer sa femme. Bill n’agit jamais. Que ce soit dans la rue avec les jeunes qui le bousculent, dans l’appartement de la prostituée qu’il paye pour rien, dans celui de la fille d’un patient qui vient de mourir et qui l’embrasse, à la réception où il est en compagnie de deux jeunes et belles tentatrices ou dans ce château, décor d’une orgie, il se contentera simplement de voir les choses[1]. Ce n’est donc pas un hasard si la chanson Stranger in a night se fait entendre au bout de quelques minutes, après que Bill ait vu les choses.
Mais par la suite, ça sera au voyeur d’être vu. Conduit dans la pièce de la cérémonie religieuse, tous les spectateurs le regardent. Leurs masques ne permettent pas de faire passer une quelconque émotion. Aussi Bill cherchera-t-il des preuves de compassion auprès de l’auditoire face à l’absurdité de la situation quand, après lui avoir demandé d’ôter son masque, on lui ordonne de se déshabiller. Le public, masqué, couvert par son anonymat, ne pourra aider Bill, désemparé. Lorsqu’ils s’expriment, ce sont des murmures qui viennent rompre le silence.
Si Shining avait révolutionné l’horreur en se situant dans des décors clairs, Eyes Wide Shut a quant à lui le mérite de déplacer l’onirisme le plus réaliste, mais le plus invraisemblable, en plein jour. Ainsi, peu après l’inquiétante cérémonie, Bill rend son costume dans le magasin où il l’a loué, et dans lequel la veille, la fille du propriétaire, mineure, était découverte par son père en sous-vêtements avec deux employés travestis. Le changement radical de l’attitude du père, bienveillant à l’égard de sa fille et de ses deux employés (alors qu’il voulait appeler la police la veille) n’a rien de vraisemblable, même s’il est couvert par le vice[2]. Cette surprise peut trouver son explication dans l’absence du masque, pourtant loué avec le costume. Retrouvé plus tard sur le lit conjugal, il aura un double-sens : le complot, ou le rêve inexplicable. En prenant partie pour la deuxième solution, le film rejoint cette catégorie d’œuvres qui se ressentent plus qu’elles ne se comprennent. Le cerveau abandonné, les sens décuplés, l’expérience des films de Lynch, Godard, ou dans ce cas Kubrick peut alors être totale. Il est possible que le masque posé sur le lit conjugal soit une preuve de complot, que la femme du docteur soit même complice, mais le film va bien au delà de ces quelques interrogations[3].
Eyes Wide Shut propose surtout de suivre les tourments d’un homme qui veut mais qui ne peut pas tromper sa femme. D’abord parce qu’il prétend l’aimer. Ensuite parce que cet hypothétique adultère trouve sa source dans la vengeance (d’un adultère de sa femme Alice qui n’a jamais eu lieu mais qui a été souhaité), et non dans le désir. Aussi, et enfin, parce que le couple vit avec un déséquilibre social, qui peut faire naître jalousie et lassitude. Bill est un riche docteur[4] alors que sa femme Alice est chômeuse. Tout le confort matériel vient donc de lui, et Alice se retrouve dépendante de son mari, qu’elle l’aime ou non. Alice est donc le personnage instable, que l’on ne peut cerner. Kubrick illustrera ce dangereux antagonisme dès les premières minutes du film, lorsque le couple est convié à une grande soirée. Bill est accompagné de deux jeunes femmes qui ne semblent pas cacher leurs intentions. Alice danse avec un homme qui ne dissimule pas non plus son ardeur. Visiblement, le mari et la femme sont confrontés aux mêmes personnes, et pourtant, ils ne sont pas filmés de la même manière. Alors que Bill, intègre vis-à-vis de sa femme, ne compte pas donner suite à sa rencontre, Alice est faussement charmée par son cavalier. Elle est ivre et se sent désirée ; la caméra tourne beaucoup plus rapidement autour des deux danseurs, alors qu’elle est presque fixe sur Bill. Les deux personnages ne sont visiblement pas les mêmes, leur approche est donc toute différente.
De plus, Alice s’expose facilement à l’ivresse. Pour échapper à son apparente situation de faiblesse, peut-être. C’est elle qui boira la première coupe de champagne du film, et c’est elle qui roulera et fumera un joint[5].
Cette faiblesse est toutefois relative ; si Alice ne vit pas sur ses revenus (inexistants) mais sur ceux de son mari, c’est elle qui semble la plus apte à tromper son mari, faible car amoureux. Et pourtant, c’est bien lui qui frôlera l’adultère, en devenant obsédé par ce besoin de se sentir désiré qui semblait jusqu’alors inébranlable, et en finissant témoin de ses propres fantasmes et hallucinations. En avouant tout à sa femme, il avoue par la même occasion sa fidélité. Réconciliés et lucides, ils savent que leur ménage n’est pas en péril et que seules des obsessions tenaces et vicieuses les ont fait douter. Le cinéma du relatif, propre à Kubrick, trouve ici sa fin dans une conclusion des plus malicieuses ; il ne leur reste plus qu’une chose à faire : baiser[6].


[1] Il affirmera au cours de la soirée : Well, I’ve had a very interesting look around.
[2] Le père sous-entend en effet qu’il pourrait louer les « services » de sa fille au docteur.
[3] Toutefois, ce qui est indéniablement intéressant dans tout film, c’est sa forme. Ici, aucun fondu enchaîné ne fera le lien après la séquence de l’orgie, jusqu’à ce que Bill décide de revenir au château. De simples cuts entre chaque séquence, soit le même procédé que pour l’adultère imaginé de la femme par son mari.
[4] Déduction faite lorsque l’on observe qu’il peut s’administrer les services d’une baby-sitter pour sa fille et gaspiller fréquemment son argent, que ce soit avec la prostituée, le « dérangement » du costume loué très tard la nuit, les nombreux et longs trajets en taxi.
[5] Le mari ne fait qu’expirer la fumée, nous ne le voyons jamais fumer, et lorsqu’il boit, c’est uniquement pour trinquer avec un ami, alors qu’Alice boit sa coupe d’une seule traite.
[6] Fuck étant le dernier mot du dernier film de Stanley Kubrick, décédé une semaine après la fin du montage d’Eyes Wide Shut.

lundi 9 août 2010

Mission : Impossible de Brian De Palma



Luc Lagier écrivait il y a quelques années un livre intitulé Les Mille Yeux de Brian de Palma. De ce titre, nous pouvions conclure que De Palma est anormal, singulier, atypique, multiple. Anormal parce que capable d’unir deux stéréotypes du cinéma : le film commercial et le film d’auteur. Suivant la voie de son maître Hitchcock, il parvient à distiller ses obsessions dans un film à priori conventionnel. La désillusion et la violence se retrouvent dans les quelques films qui viennent à l’esprit à la seule évocation du cinéaste : Snake Eyes, Body Double, L’Impasse, Scarface, Redacted ou encore Mission : Impossible.  Lorsque le cinéaste tente une approche plus sérieuse de son cinéma, l’échec critique et commercial est inéluctable. Tout comme Hitchcock avec Le Faux Coupable, De Palma a suivi de très près un fait divers réel[1] avec Redacted. Pour Mission : Impossible, il se rapproche plutôt de l’idée de l’extraordinaire dans la limite du vraisemblable. Après avoir vu le film, cette idée fait sourire, tant la fin s’évertue à dénigrer le vraisemblable au profit du spectaculaire. Mais Orson Welles ne déclarait-il pas que la plus simple invraisemblance de Citizen Kane résidait dans le fait que personne n’ait entendu Kane dire Rosebud ?
La séquence centrale de l’histoire n’est pas celle du vol de la carte N.O.C. à Langley (où l’on voit Tom Cruise / Ethan Hunt descendre progressivement en rappel dans une chambre forte, séquence restée dans les mémoires), mais celle de la mission ratée à Prague, où les membres de l’équipe, à l’exception d’Ethan, meurent. Les images de l’échec de cette mission sont revues et corrigées[2] par les soins du cinéaste, pour ficeler une intrigue[3] ; son point de vue est le même que celui d’Ethan. Partant de ce constat, le mystère, inhabituel dans les blockubsters, des images mentales lors de la séquence des révélations avec Jim, ressuscité, est élucidé. La source des images semble inconnue, en contraste avec le discours énoncé : Jim affirme que la taupe lui ayant tiré dessus est Kittridge, son propre chef à la recherche d’Ethan le faux coupable, alors que les plans du flash-back nous offrent les quelques images supplémentaires qui nous permettent de comprendre que Jim s’est tiré lui-même dessus, simulant un assassinat en choisissant de ne pas montrer à Ethan[4] son propre doigt appuyer sur la détente mais ses mains ensanglantées[5]. Le film s’envole et crée ce que Georges Didi-Huberman appelle des images malgré tout[6], des images de l’imaginaire qui, même si elles sont inexactes, infidèles au réel, peuvent illustrer l’événement produit. Ainsi, à l’exception de la mort de Jack sur l’ascenseur, possiblement imaginé par Jim puisque le retour au présent présente un plan sur son visage faussement choqué, tous les autres plans du flash-back cette fois-ci revu et corrigé dans le bon sens du terme ne sont le fruit que de l’imagination d’Ethan, qui n’a pas pu assister aux meurtres des membres de son équipe. Elles sont pourtant irréfutables, puisqu’elles présentent, peut-être avec inexactitude, les faits réels. Il est intéressant de noter que le personnage fait appel à sa mémoire, et donc à ce qu’il a vu, pour déduire que Krieger est complice de cette manipulation. Par analogie, c’est son couteau qui le trahira. Ethan ira même jusqu’à supposer l’idée d’un deuxième complice, avant d’abandonner l’idée, incertain de ce qu’il imagine.
La splendeur de Mission : Impossible vient de sa dualité si particulière entre le son et l’image. Le son n’a ici jamais une valeur de vérité, contrairement à l’image, qui peut manipuler, partir du faux pour arriver au vrai. L’exemple le plus concluant pour cette inconstance de l’image se trouve à la fin du film, dans un ultime jeu de masques. Ethan revêt l’apparence de Jim, dans le wagon à bagages d’un TGV Londres-Paris, pour enfin savoir si Claire, l’épouse de Jim, est bien la deuxième complice du massacre de Prague. Mensonge de l’image qui présente Jim à sa femme. Si elle est choquée et surprise, cela signifiera qu’elle n’a rien à voir avec ces meurtres et son mari manipulateur. Hélas pour elle, sa réaction sera tout autre. Elle ne sera pas du tout étonnée et parlera directement à Jim en complotant encore avec lui pour faire porter le chapeau à Ethan. Du mensonge (Ethan sous les traits de Jim) émerge la vérité (Claire est complice).
Le son, quant à lui, est un moyen de manipulation saisissant, sur lequel se fonde le plus gros mensonge du film ; aussitôt le premier agent mort, Jim, dans sa tour d’ivoire (seul capable d’accéder à toutes les images), affirme qu’il se sent suivi et en informe Ethan, alors en route vers lui, qui l’écoute grâce à une oreillette. C’est par cette même oreillette qu’Ethan entendra deux coups de feu, sensés tuer Jim. A son arrivée sur le pont du « meurtre », Ethan ne verra ni n’entendra personne. Et pourtant, il sait. Il sait que son mentor a été assassiné, puisqu’il l’a vu sur sa montre-vidéo. A ce moment du film, le spectateur est exactement dans la même position que le personnage principal : dupé, pris au piège, constatant que le moteur de la série adaptée disparaît au bout d’une vingtaine de minutes. De Palma n’ira pas jusqu’à l’exemple de Psychose, en focalisant la publicité de son œuvre autour d’un personnage qui n’apparaît que quelques minutes à l’écran. La duperie est là, puisque quelques images ont été enlevées, volées, redacted (images que l’on retrouvera ensuite, lors de la réapparition de Jim et de la reconstitution mentale d’Ethan). Le fait de ne pas cadrer les gants jetés et la fiole de faux sang est plus que nécessaire pour Jim : c’est vital. Mort, il peut espérer un choc traumatique pour Ethan, mais la résurrection à Londres redonnera la vue à Ethan, de même que dans Vertigo, la mort d’un agent de police donnera à Scottie le vertige alors que le choc de la révélation finale lui permettra de vaincre ce handicap et de parvenir à la vérité. Pour partager sa vision, et ainsi prouver qu’il n’est pas la taupe que cherche Kittridge, Hunt le désavoué chausse des lunettes. Il voit Jim pointer un revolver sur lui. Mais dans ce monde de faux-semblants, propre à De Palma depuis le générique[7] de Body Double jusqu’à la mystérieuse blonde myope à lunettes de Snake Eyes, les lunettes sont équipées de micro-caméras dont les images parviennent directement à Kittridge. Ethan n’a pas mis ses lunettes pour être sûr de voir son mentor le menacer, mais tout simplement pour s’acquitter des faits qui lui sont reprochés… Il utilise le même moyen que Jim pour arriver à la même fin : les lunettes pour tromper son prochain.
Il faut le voir pour le croire.


[1] Propos de François Truffaut qualifiant Le Faux Coupable dans Hitchcock / Truffaut Edition Définitive, chapitre 12, page 199.
[2] En anglais, redacted.
[3] Il manque toujours quelques images pour la pleine compréhension de l’échec à Prague, images fournies lors de la réapparition de Jim.
[4] A l’aide de sa paire de lunettes avec caméra intégrée, et récepteur vidéo dans la montre d’Ethan.
[5] Mains pour lesquelles il faudrait citer Godard dans Week-end : Ce n’est pas du sang ! C’est du rouge !
[6] Du titre de son essai paru aux Editions de Minuit. Il y explique que le manque d’images pendant la Shoah peut être comblé par les images de l’imaginaire, aussi légitimes que de véritables images.
[7] Un faux générique ringard de film d’horreur dans lequel joue le personnage principal du film.