mercredi 29 septembre 2010

Arthur Penn par Arthur Penn

Le vieux système des studios était très hypocrite. Ils avaient constamment peur d'être accusés d'inculquer à la jeunesse l'apologie des hors-la-loi. Ils avaient donc des règles. On ne pouvait même pas tirer un coup de feu et, dans le même plan, montrer qui était touché. Il fallait, littéralement, une coupure entre les deux. J'ai décidé de montrer ce qui se passe quand quelqu'un est abattu. Montrer que ce n'est pas un événement aseptisé. Ce n'est pas propre. Il y a énormément de sang, il y a énormément d'horreur quand ça se passe. Nous étions en pleine guerre du Viêt-Nam. Ce qu'on voyait à la télévision était sans doute plus sanglant que ce qu'on montrait au cinéma. "

Arthur Penn à propos de Bonnie And Clyde dans Un Voyage avec Martin Scorsese à travers le Cinéma Américain, réalisé en 1995 par Martin Scorsese et Michael Henry Wilson.
Arthur Penn
27 Septembre 1922 - 28 Septembre 2010

mardi 28 septembre 2010

Mourir ? Plutôt crever ! de Stéphane Mercurio

Sortie le 13 Octobre 2010.
D’emblée, et une fois de plus, Siné sème sa zone. Il provoque parce qu’il évoque sa mort sans crainte, avec humour et décontraction. Dans un cimetière, il prévoit la construction d’un caveau, et se réjouit de reposer plus tard près de La Goulue, célèbre danseuse de French Cancan. Le film vient de commencer et voilà que Siné, ou Bob, comme l’appellent ses proches, se moque des conventions, en adressant à priori un doigt d’honneur à la morale. Il envoie balader cathos, juifs et musulmans, en les résumant à l’état d’imbéciles, et ce, devant sa petite fille, assise à ses côtés, silencieuse, entrain de dessiner. Pour lui, le dessin est une arme. Moins efficace qu’un fusil, selon ses termes, il permet de s’exprimer, et de faire ressortir une idée forte, par des symboles, souvent détournés : les excrément de De Gaulle qui forment « O.A.S. », un chat qui miaule « Mao » en brandissant le drapeau chinois avec sa queue, les dents d’un général de l’armée française qui ne sont que des balles de fusil, tous ces dessins ressemblent finalement, bien plus qu’à des gribouillis d’adulte mal élevé, à une vision de l’époque, et pour nous, aujourd’hui, à un témoignage des révoltes que peuvent susciter certains « puissants » ou de terribles événements. Les institutions qu’il méprise lui répondent avec une autre arme, désincarnée, sans âme : un procès. Neuf procès furent lancés pour les neuf numéros de Siné Massacre (publiés entre 1962 et 1963). La réalisatrice, Stéphane Mercurio, se dote des moyens cinématographiques nécessaires pour créer un combat, une lutte inégale, entre Siné et l’ordre établi. Aux traits vifs et passionnés de Bob succèdent des papiers officiels où seul le nom de l’accusé est écrit à la main. Par l’analogie des « armes » en banc-titre, Mercurio permet au spectateur d’attirer la sympathie vers son sujet, cependant plus malin qu’une simple victime. Car Siné va faire traîner les choses, en détournant, toujours, les codes, et en jouant avec. Il s’adjoint, pour sa défense, le service de neuf avocats (parmi lesquels Jacques Vergès), qui doivent tous être consultés par la justice avant de mettre en route un procès. Les horaires n’étant jamais les mêmes, le calvaire judiciaire est pour la partie civile. Siné 1, Justice 0.
Siné dessine fréquemment des dessins de métamorphose : de la figure I à la figure VI, un policier se transforme en taureau. Cette métamorphose, nous ne pourrions l’adapter à Maurice Sinet, qui est resté le même depuis près de soixante ans. L’histoire, ou plutôt les histoires, sont les mêmes, tout comme les combats. Alors qu’il fut plusieurs fois accusé d’antisémitisme, la réalisatrice choisit, en toute intelligence, de n’évoquer qu’un seul procès, celui qui l’a opposé à la LICRA en 2009, après sa chronique publiée dans Charlie Hebdo l’année précédente à propos de Jean Sarkozy et de sa future épouse, héritière du groupe Darty et de confession juive. Les caméras ne pouvant se trouver lors de l’audience, le film présente ce qu’il se passe avant et après. Deux plans similaires retiennent l’attention : le système, très effacé, de l’arrière-plan révélateur que l’on croirait emprunté à la bande dessinée, est utilisé lorsque Guy Bedos (ami de Siné) est interrogé par la réalisatrice après l’audience, puis avec l’architecte Marc Held, défenseur du dessinateur. L’arrière-plan présente toujours cette idée de combat qui anime le film, en opposant Guy Bedos, qui exprime son point de vue à une seule caméra, celle de la cinéaste, à Bernard Henry-Lévy, derrière, sur lequel se braquent caméras, lumières et micros. Il en est de même pour Marc Held, avec les policiers, un autre symbole de l’ordre détourné par Siné, postés à l’entrée du tribunal de grande instance.
Stéphane Mercurio semble donc prendre la relève de son père, Bob, pour le défendre. Il ne faut pas voir en Siné un enfant terrible qui ne respecte rien, qui attaque trop violemment, mais un tendre qui, avec un stylo, tente de défendre ceux qui sont opprimés. Siné n’attaquait pas l’OAS mais défendait un peuple appelé à devenir souverain. Sa fille, par ses propres moyens, tente aussi de défendre son père en nous adressant un regard tendre[1], affectueux et pourtant lucide. Si les traits ne sont pas assez affirmés, ils savent se faire discrets, trop peut-être pour aspirer à la subtilité, mais assez pour illustrer un courage cinématographique, celui de se restreindre au présent, à Paris et en Normandie, pour parler du passé, entre Cuba, la Chine et l’Algérie, de 1952 aux débuts de Siné Hebdo.


[1] Cela passe par un simple baiser au tribunal de Catherine Sinet à son mari, à un cut lorsque ce dernier est au bord des larmes en évoquant l’assassinat de Malcolm X.

dimanche 26 septembre 2010

Le Plein Pays d'Antoine Boutet

Sortie le 03 Novembre 2010.


Un préjugé personnel veut que les films qui évoquent des personnages fascinants ne s’ouvrent qu’avec le titre du film, sans générique, pour laisser place au sujet, si imposant que la mention de l’auteur et des techniciens paraît superflue. Ce qui se confirmait avec de grands films comme Citizen Kane, There Will Be Blood ou Le Petit Soldat est également valable pour Le Plein Pays, un moyen-métrage documentaire qui s’intéresse à un homme, Jean-Marie, vivant reclus dans les bois français depuis une trentaine d’années… Le personnage, isolé des hommes mais au contact de la nature, n’est sans doute plus habitué à parler, et le langage devient un beau souvenir que l’on tente de ne pas oublier. La diction est particulière, les sons primaires entendus sont en réalité des mots, des morceaux de phrases. Pour palier à cette incompréhension du langage, les bribes de mots enregistrés par l’appareil de Jean-Marie (qui rappelle ici le Jimmy two-times des Affranchis, appelé comme ça pour son habitude à répéter ce qu’il dit) sont sous-titrées… Ces débris de pensée, ces aphorismes qui pourraient en dire long sur l’homme (il évoque souvent l’impureté d’une grossesse, et admire une « vierge » telle que Brigitte Bardot), sont partiellement compris par le spectateur, forcé à reconnaître les mots prononcés, non sous-titrés pour le reste du film, comme lorsqu’un bébé prononce ses premiers mots.
La reconnaissance est progressive, l’oreille attentive et l’œuvre suggestive. L’aide, si elle ne vient pas de sous-titres, est offerte par des titres de chansons populaires chantées par l’ermite[1] (Emmenez-moi d’Aznavour ou Le Plat Pays de Brel)… Le signifiant devient progressivement signifié pour le spectateur, grâce à l’idée de sens, si précieuse pour le langage.
D’ailleurs, le langage audio-visuel est ici parfaitement sensé tant le son véhicule et canalise la qualité du cadrage. Semblable à une sœur siamoise, l’image ne pourra être limpide si le son ne l’est pas. Elle nécessite un soutien sonore, alors que la plupart des films appuient leurs images par des sons. L’expérience sensorielle est alors bouleversée et bouleversante. Il faut ainsi attendre l’écoute « parfaite » (entendez, sans parasite sonore) du Plat Pays de Brel, pour que le premier travelling du film, assez maladroit (tout comme l’enregistrement d’un chant de Jean-Marie), trouve son contrepoint ; le travelling latéral dans les bois est fluide, il rappelle même ceux, majestueux, de Resnais lorsqu’il errait devant toute la mémoire du monde. Cette expression, empruntée au titre du film de 1956, n’est pas fortuite. Si Boutet filme la nature de l’intérieur et non vu(e) du ciel, c’est qu’une lutte humaine s’y joue. Pour pouvoir la travailler, Jean-Marie tente d’arracher la roche à sa place initiale. Les cordes sensées l’aider ne lui sont d’aucun secours, pas plus que ses bras, qui essayent, à bout de forces, de pousser le rocher dénaturé. Vaincu, soumis, il doit alors descendre sous terre[2] pour travailler la roche.
Car l’homme est un artiste : il reproduit ce qu’il voit, avec ses modestes moyens. Dans une grotte, avec pour seul compagnon le réalisateur (qui est aussi cadreur, le rapport à l’autre est ici très intime et sensible puisque bâti sur la confiance), Jean-Marie a besoin de la caméra, pour l’éclairer, mais aussi pour que celui qui le filme l’aide à grimper. Mais la caméra a autant besoin de l’homme que le film d’un sujet, et celui du Plein Pays, est d’autant plus intriguant et paradoxal qu’il ne cesse de reproduire et de prohiber la reproduction… Si Jean-Marie ne souhaite pas que les hommes se reproduisent, ce n’est pas par conservatisme ou idiotie, mais parce qu’il aime trop ce qui l’entoure pour juger nécessaire une descendance. Artiste, il l’est doublement ; par ses œuvres souterraines, qui rappellent celles de Lascaux (primaires, simples), et ses enregistrements, qui rappellent le téléchargement (secondaire, sophistiqué). La grandeur du film ne vient pas de cette première forme d’art, si évidente, mais de la deuxième, mieux pensée cinématographiquement, plus étonnante aussi, et émouvante, sans doute.
La séquence en question, qui se trouve à la fin du film, filme Jean-Marie, chez lui, de dos, cherchant sur sa vieille radio une belle chanson à enregistrer… La séquence se construit sur la durée, l’attente, l’appréciation et la reconnaissance de chansons. Le film confirme ainsi la formule mathématique du « moins par moins égal plus » : une chanson est diffusée par une radio (moins) puis à nouveau captée et enregistrée par un appareil (moins) : réécoutée, elle regagne son aspect artisanal et humain, puisqu’entre les deux (le moment où l’œuvre est entendue et celui où elle est enregistrée) s’est placé un intermédiaire ; l’appréciation, ou le goût, qui offre au signifiant un sens différent, un arôme délicat, et forcément délicieux.


[1] Terme rejeté par Jean-Marie, qui ne se considère ni comme un ermite, ni comme un homme des bois ou un artiste.
[2] Le premier plan du film, à la limite de l’absurde, présente l’homme entrain, semble-t-il, de s’enterrer… Son dessein ne sera révélé que plus tard : il ne s’enterre pas mais creuse la terre pour y découvrir ses secrets.

dimanche 12 septembre 2010

Le Beau Claude

La mort de Claude Chabrol arrive quelques mois après celle d'Eric Rohmer, un autre "jeune" turc, plus discret et moins connu. La carrière du cinéaste fut émaillée de diverses périodes, des plus belles aux moins pertinentes. En 1965, il réalise un segment de Paris vu par..., La Muette, un chef-d'oeuvre sur l'absence de son, provoquée par les boules Quiès portées par le personnage principal du film... Il y dénonce ainsi les travers de la bourgeoisie, celle qu'il a connue, ou devrait-on dire, épousée, dans ses films comme dans sa vie. Tout récemment, il avait réalisé Bellamy, vendu comme la rencontre entre deux monstres du cinéma, Gérard Depardieu et lui-même... Il faut dire que Chabrol faisait partie de ces rares cinéastes suffisamment connus du public pour qu'un déplacement dans les salles de cinéma se justifie par son nom. Avec Hitchcock (auquel il a consacré avec Rohmer un livre en 1956, une première mondiale pour le futur Maître), Allen, Eastwood ou Godard, Chabrol était une personnalité connue de tous. Ses yeux de hibou, si bien utilisés dans Gainsbourg, vie héroïque (la seule bonne idée du film d'ailleurs, où le cinéaste tient un petit rôle), son rire soudain, provoqué par un bon mot, participent à ce côté "bon vivant" et facétieux qui le caractérisait. Les hommages qui inondent les médias à l'heure où j'écris ces lignes mentionnent aussi l'apolitisme de Chabrol. Cela rappelle une phrase élégante, qui se suffisait à elle-même, prononcée le jour de l'ouverture du premier Salon du Cinéma, porte de Versailles, en 2007, le même jour où un candidat victorieux à la présidentielle faisait un nouveau discours: J'espère que les gens ne se tromperont pas de porte !

vendredi 3 septembre 2010

Bassidji de Mehran Tamadon

Sortie le 20 Octobre 2010.





L’à priori est négatif. Mehran Tamadon voulait instaurer un dialogue entre les Bassidji, soutiens citoyens et religieux de la République Islamique iranienne, et lui, intellectuel iranien athée vivant en France. Si une telle ambition semblait malhonnête parce qu’impossible ou utopique, il fallait simplement voir le film pour être catégorique. Les situations historique, religieuse, politique et géographique nous sont présentées, sans que l’auteur n’émette la moindre réserve sur les sophismes des Bassidji. Il les laisse parler, pour tenter de les comprendre certes, mais sans pour autant engager le dialogue. En retrait, souvent hors-champ, Tamadon laisse faire, et semble perdre le contrôle de son œuvre… Jusqu’à ce qu’un Bassidji interpelle le cinéaste, en livrant à l’écran la même réflexion qui nous anime depuis le début : pourquoi rester silencieux ? Deux solutions selon ce jeune militant : la peur de vexer, ou bien la volonté de cacher son jeu, ses intentions.
Les intentions, Mehran Tamadon ne les cache pas dans sa note d’intention. Seuls les moyens entrepris pour permettre à celles-ci d’être réalisées le sont. Il ne va ainsi pas chercher d’explications (pas tout de suite en tout cas) et laisser parler ceux qu’il veut comprendre pour ne pas déformer leurs propos (par une question trop incisive). A l’inverse de Michael Moore, gauchiste à la bonne conscience, qui va pratiquer le « rentre-dedans » pour prouver aux spectateurs que ses interlocuteurs sont idiots ou sans âme (et ce, sans se poser de questions sur sa propre nature, pas si différente de ceux qu’il prétend combattre), Mehran Tamadon va étudier celui qu’il ne comprend pas, en respectant les irrespectueux, et en leur laissant une tribune libre pendant près d’une heure. Jeu dangereux. Ce qui pourrait passer pour un manque de réplique aux yeux de tous n’est en fait qu’un long silence contemplatif, à l’image du plan d’ouverture, où ce qui est matériel, animé (femme, homme, enfant, drapeau), finit par n’être plus que formes qui se meuvent devant l’horizon infini filmé[1].
Ce fameux dialogue que l’on espérait tant arrive enfin, et Tamadon décide d’exposer, sincèrement, sa vision des choses. Confronté à quatre Bassidji, il fait le choix de rester hors-champ. Maître absolu de la séquence, il présente, par le biais de petits textes qui apparaissent en bas à gauche, chaque personne invitée à la table. La caméra filme, le silence est de mise, l’impatience et l’agacement se font sentir. Lorsque l’un d’entre eux se décide enfin à demander ce qui se passe, le réalisateur explique sa volonté de présenter un texte explicatif dans le champ, alors que sa main fait irruption à l’endroit même où le texte est apparu. Maître, il l’est aussi par la tournure de la séquence, la seule qu’il est certain de pouvoir orienter. Avec des haut-parleurs reliés à un ordinateur portable, il sélectionne des questions d’iraniens anonymes dont l’esprit se rapproche plus de Tamadon que des Bassidji. Le cinéaste ne se permet d’apparaître dans le champ que pour envoyer une question, en pressant une touche de son clavier avant de regagner sa place. L’un des Bassidji demandera d’ailleurs au réalisateur de venir dans le champ, auprès d’eux, mais celui-ci, bien conscient de ne pas faire partie de leur mouvement, refuse, préférant laisser les hommes seuls dans le champ, face à leurs propos… Aux questions d’iraniens succèdent celles de Tamadon, qui rebondit sur les propos enregistrés concernant le regard de ces hommes, qui baissent les yeux lorsqu’une femme leur parle. Discussion sur le désir et les pulsions interdites, ceux qui s’autoproclament purs sont peut-être plus dérangés encore que ceux qu’ils dénoncent (les occidentaux). Le cinéaste propose l’idée de maîtrise de soi, lorsque l’on parle à une femme, et le dialogue se perd.
Il en est de même vers la fin du film, lorsque Tamadon décide de se mettre en scène, ou de se mettre dans le champ, aux côtés de Nader, un Bassidji qui a connu la Révolution avec Khomeyni. Seuls, face-à-face, ils s’expliquent. Si la séquence est à la fin du film, il y a fort à parier qu’elle a été filmée au début du tournage tant ce que dit Nader cristallise le sens du film. Il explique en effet que le réalisateur est un miroir pour lui. Il le reflète tel qu’il est, sans grossir ni amoindrir ses défauts. Aussi, il fait face à celui dont il est sensé renvoyer l’image. Lorsque les questions sont trop impertinentes, Nader crie au hors-sujet. Le procédé est alors le même qu’au début du film. Le cinéaste s’efface, car le discours officiel se substitue au dialogue. N’étant plus dans le champ, Tamadon répond sans parole, en raccordant le plan initial des deux hommes à un plan plus rapproché, du Bassidji, seul, s’énervant, voulant séduire avec hargne, concessions et autres procédés rhétoriques. L’excellence du cinéaste, qui répond avec un raccord à défaut d’un accord, brille une fois de plus dans ce film qui prouve, si besoin est, qu’un film documentaire est un miroir magique, où sont présentés des êtres dans leurs contradictions mais avant tout dans leur exactitude.


[1] Ce qui se révèle être en fait la frontière irano-irakienne.