mercredi 20 octobre 2010

Entretien avec Mehran Tamadon, réalisateur de Bassidji


Bassidji est un film qui soulève des interrogations sur la place du documentariste auprès de ceux qu’il filme. C’est dans un petit café parisien que Mehran Tamadon, le réalisateur, a accepté de discuter de l’œuvre. Il avoue que Rithy Panh[1] l’a inspiré (Lui fait ses films quand c’est fini, quand ils ne sont plus au pouvoir), que le film est fragile mais que c’est ce qui fait son intérêt, qu’il est obsédé par ces questions de discours et de pouvoir, qui sont deux thèmes importants de Bassidji.
L’entretien est cordial, Tamadon ne manque pas d’humour et a su clarifier la mentalité iranienne, avec des souvenirs de tournage et des exemples concrets. Pédagogique, à l’image de son film.


Les quatre Bassidji se sont-ils vus dans votre « miroir cinématographique » ? Si oui, s’y sont-ils reconnus ?

Oui, ils l’ont vu. Nader est déçu. Il trouve que je ne l’ai pas manipulé mais je ne défends pas sa philosophie.
Ils ne se sont pas reconnus… Pour eux, il n’y a qu’une vérité, la leur, et ils n’acceptent pas que tu « craches dans la soupe ».

Vous êtes iranien mais avez vécu longtemps en France. Etiez-vous perçu comme un occidental par eux ?

Je me suis toujours présenté comme quelqu’un qui vit en France. La culture iranienne est une culture où l’on peut communiquer par notre présence et pas par ce qu’on dit. Le tournage a duré dix-neuf mois. Je me suis concentré autour de cérémonies, la méthode était pratique : ne rester que dans un lieu, pour que les gens s’habituent à la caméra. Au début, on me prenait pour quelqu’un de la télévision iranienne !

Le dispositif de la « grande séquence » du film, celle de la confrontation entre les quatre Bassidji et vous, est très intéressant. Vous confrontez les Bassidji aux témoignages d’Iraniens anonymes…

Oui, et j’ai une anecdote à propos de ça… Je voulais dormir, j’étais allongé, les yeux fermés, et un iranien me raconte comment un Bassidji a abusé de son pouvoir sur lui. J’ai gardé exprès les yeux fermés. C’était très fort parce qu’il n’y a que le son. Voir et ne pas aller voir.

Ce n’est donc pas un hasard si vous êtes ici réalisateur et preneur de son. Vous auriez pu vous mettre en scène, en vous mettant dans le champ, mais cela aurait dénaturé Bassidji. Votre image dans le film est intelligemment travaillée, vous ne décidez d’apparaître clairement qu’à deux reprises : avec Nader, à la fin, pour tenter un dialogue, et avant, avec des femmes voilées, dans un musée…

D’ailleurs, c’est après cette séquence que les cassettes ont été saisies. C’était pas méchant, mais j’étais vu comme un agitateur.

Et le film, qui risquait vraiment de virer au film de propagande malgré vous, prend de l’ampleur grâce à votre présence, dans le champ et hors-champ…

Oui, ma présence augmente. L’objectif n’était pas le même au début et à la fin du tournage[2]. Au départ, ma visée était plus anthropologique. Le spectateur peut regarder et analyser de manière très différente la première séquence du film par exemple… A partir du moment où l’on pose une question, il y a une obligation d’intervenir. Les Bassidji ont une conscience de l’image. Mes interventions sont progressives parce qu’il fallait trouver la juste distance entre eux et moi.

Absolument, et vous avez eu l’intelligence de ne pas entrer dans le champ, avec eux, assis derrière la table, alors qu’ils vous le demandent clairement…

C’était très symbolique.

Alors qu’au contraire, dans la séquence suivante, vous vous exposez dans le film, au musée avec les femmes voilées, et vous rigolez avec elles…

J’avais la volonté de changer, de casser le rythme du film. Après le lourd dispositif de la séquence précédente[3] Il fallait contrebalancer tout ça, équilibrer les choses.

Le film sort le 20 Octobre dans trois salles, et il a été présenté à de nombreux festivals (Visions du Réel, Etats Généraux du film documentaire à Lussas, Festival International du Film à Toronto et Doc Lisboa en 2009, Rencontres du cinéma documentaire à Montreuil en 2010). Quelle est la réaction du public ?

Les gens posent beaucoup de questions après le film. Ils restent et ont besoin d’en parler.


Propos recueillis à Paris, le 19 Octobre 2010.

A la fin de cet entretien, Mehran Tamadon affirmait que le film l’obsédait, même s’il en est déjà au suivant. On suivra avec un grand intérêt les prochaines pérégrinations de ce cinéaste très prometteur, honnête et subtil, qui semble s’inspirer avec Bassidji de la phrase de Godard : Posons de nouvelles questions pour avoir de nouvelles réponses.

Remerciements à Katell Fouquet d’Aloest Distribution, sans qui la rencontre n’aurait pas été possible.


[1] Réalisateur entre autres de S21, la machine de mort Khmère rouge, qui filme la rencontre, vingt-cinq ans après, des bourreaux avec leurs victimes rescapées.
[2] Où il s’est écoulé un an et demi.
[3] Avec un ordinateur et des haut-parleurs.


jeudi 14 octobre 2010

Buffalo'66 de Vincent Gallo





Vincent Gallo énerve. Son ton méprisant, ses phrases racistes, homophobes, affreusement basses[1], ne peuvent susciter que dégoût… ou amusement. Car Gallo est avant tout un personnage. Acteur brillant (pour Scorsese, Kusturica, Coppola, Skolimowski…), il s’est illustré dans des rôles caractéristiques sur ses propres réalisations. Son premier long-métrage, Buffalo’66, présente en effet un homme, Billy Brown, fraichement sorti de prison et totalement antipathique, aussi froid que la neige s’abattant sur la ville le jour de sa sortie. Il n’a, dans l’immédiat, qu’un seul objectif : aller aux toilettes. Cette manière de se tenir, ou plutôt, de se retenir, rappelle l’attitude de l’enfant qui veut se faire remarquer. Ce rapport à l’enfance sera d’ailleurs le très subtil fil conducteur du film, depuis son titre (qui indique une ville et une date de naissance), jusqu’à la fin, où Billy décide de revenir vers sa petite amie.
Trois personnages au moins ont un rapport au spectacle : Billy, son père et Layla, la fille qu’il a enlevée et fait passer pour sa femme. Chacun doit bénéficier de son « quart d’heure de célébrité », et si l’un des personnages (Layla mise à part) est bousculé dans son « interprétation », il deviendra violent ; violence des mots de Billy et refus très affirmé du père lorsque Layla lui réclame une seconde chanson... Ce dernier, ancien chanteur, bénéficie de la même mise en scène que Layla, à savoir un effacement des lumières du réel au profit d’une lumière blanche (une poursuite, au théâtre) qui le mettra en valeur. Layla, quant à elle, jouera des claquettes sur Moonchild, le temps d’une panne technique dans la salle, qui empêche alors Billy de continuer sa partie.
Mais bien évidemment, le personnage le plus intéressant et le plus développé est celui de Billy Brown. Total et totalitaire, il semble se confondre avec Vincent Gallo, puisqu’il essaye d’être de tous les plans ; en témoignent les jump cut inutiles lorsqu’il est à la gare, à la recherche de toilettes ouvertes ou encore les nombreux plans où il marque un strike au bowling. Billy jouera plusieurs rôles au cours du film : tantôt le dingue sorti de prison, façon Max Cady dans Cape Fear[2], tantôt l’homme qui aime le luxe, les grands hôtels et les Cadillac, mais aussi le riche agent du gouvernement, marié, qui ne peut être près de ses parents, contraint de voyager constamment (lettres, appels téléphoniques et photos font perdurer l’illusion). Un autre personnage existe, mais il est aussi interprété par Vincent Gallo lui-même : le champion de bowling. Car le cinéaste appliquera alors la règle du montage interdit[3] afin de prouver l’absence de trucage et faire valoir son talent. Il n’y aura donc aucune coupe dans le plan entre le moment où Gallo lance sa boule et celui où celle-ci fera tomber toutes les quilles… Procédé qu’il n’utilisera pas pour Christina Ricci, alors que son personnage fait elle aussi un strike.
Ce jeu de rôles perpétuel rappelle encore une fois une attitude enfantine, ou plutôt immature. Billy nous est présenté, à l’ouverture du film, sur une photographie où il a sept ans. Il est toujours un petit garçon, que ce soit dans son jeu de rôles, son étrange rapport aux femmes (il n’a eu qu’un seul amour, au collège, n’est jamais sorti avec une fille et rejette toute affection de Layla), ses menaces amusantes envers son ami Goon[4] ou encore sa volonté de ne pas être « touché » ou regardé dans son bain[5]. Ainsi, lorsqu’il entre dans la boîte de strip-tease pour y voir Scott Wood et le tuer, il est frappé, fasciné et choqué de voir tant de corps dévêtus… Son imagination s’emballe et se projette dans un avenir jusque là certain : celui, sanglant, qui le conduirait à tuer Wood puis à se suicider. Au lieu de cela, il sourit et décide de partir, pour rejoindre Layla, la femme qui l’aime et l’attend dans une chambre d’hôtel. Ainsi, Billy ne jouera plus. Lui qui est resté un enfant au physique adulte va donc voir une femme au physique de petite fille. Amoureux d’elle, il la rejoint dans le lit et la prend dans ses bras : le contact humain et tactile est enfin possible. Ce sens du toucher qui sera poussé à son paroxysme dans The Brown Bunny cinq ans plus tard trouve son origine dans cette fin heureuse et apaisée.


[1] On se rappellera de sa querelle avec le célèbre critique américain Roger Ebert au Festival de Cannes en 2003, où ce dernier avait notamment répliqué : Un jour, je serai mince, mais Monsieur Gallo aura toujours été le réalisateur de The Brown Bunny.
[2] Je te mords la joue et je recrache le morceau !
[3] Règle établie par André Bazin et qui s’applique (dans son texte) aux « prouesses » d’un animal, d’un objet ou d’un enfant. Ces prouesses ne doivent en aucun cas être créées par un raccord qui rendrait sensationnel ce qui n’existe pas. Imaginez ainsi Charlot dans Le Cirque, dans la cage aux lions ; si le spectateur frémit, c’est parce qu’il existe au moins un plan de Chaplin et du lion dans une même cage. L’interdit aurait été de raccorder un plan de Charlot dans la cage à celui du lion dans sa cage, en suggérant simplement par le montage que les deux se trouvent dans le même espace.
[4] Billy le menace en effet de lui faire une prise de karaté si son ami s’approche de son casier dans la salle de bowling, casier où sont entreposés tous ses trésors.
[5] Layla dira par ailleurs : You look like a little boy.



mardi 5 octobre 2010

Film Socialisme de Jean-Luc Godard