mardi 7 juin 2011

Metropolis : Fritz Lang et la représentation de la ville

Si l’Allemagne fut vaincue, traumatisée et effondrée en 1918, c’est elle qui allait, dans les années qui suivirent, fournir le meilleur de la production cinématographique européenne. Portés par un mouvement, l’expressionnisme, certains cinéastes allaient en effet capturer le malaise national sur grand écran. L’un des principes fondamentaux de l’expressionisme allemand est « l’absence de nature » (qui est, selon Jean-Luc Lacuve du ciné-club de Caen, l’un des « cinq aspects » de l’expressionisme), ce qui pourrait sous-entendre l’omniprésence de l’urbanisme. Si l’antagonisme entre ruralité et urbanité allait produire au moins deux chefs-d’œuvre de Murnau à la fin des années 1920 (L’Aurore et City Girl), Fritz Lang se concentrait, avec son meilleur film, sur la division sociale de la Ville, qui devient un concept universel, identifiable par tous ; ce sera Metropolis. Premier film à figurer au patrimoine mondial de l’UNESCO[1], le film de Lang est celui de toutes les démesures[2] : budget, décors, figuration, longueur. Il illustre une métropole[3], Metropolis, divisée en deux parties très distinctes : en bas, la cité ouvrière, où s’amassent les travailleurs aux côtés des machines, et en haut, la ville des nantis avec ses Jardins Eternels, ses stades, et ses gratte-ciel.
Deux films de Fritz Lang auront créé de véritables querelles d’historiens quant au message transmis par le cinéaste : Metropolis, et M le Maudit, réalisé en 1931. L’origine de ces polémiques vient d’une femme, Thea von Harbou, nazie, romancière, scénariste et compagne de Lang, qui aura joué un rôle considérable dans les deux films. Metropolis est effectivement l’adaptation du roman de von Harbou, roman adapté au cinéma par l’auteur. Quel message peut-on tirer d’une collaboration entre les classes, des nantis blonds qui, torses nus, font la course dans un stade pour faire valoir leur supériorité physique ? Il faudra ici, dans un souci d’objectivité et de rationalité, se garder d’interpréter à outrance les messages prophétiques (si messages il y a).
Avec ce film, Fritz Lang s’attache à décrire une métropole, avec ses forces[4] et l’envers de son décor.

1- Les forces d’une métropole : présentations et oppositions

Metropolis est montrée comme étant une ville de démesure et de lumières. Démesure dans la mégalomanie de sa construction (les gratte-ciel sont gigantesques, on peine à croire qu’ils sont tous habités), mais ville mécanisée, régie par le temps (l’un des premiers plans du film montre une horloge, avec la trotteuse qui rythme les ouvriers mais aussi la musique du film).
L’un des principaux moteurs de Metropolis est sa force ouvrière ; les premiers hommes que l’on voit sont des ouvriers, mécanisés eux aussi. Leur démarche est militaire dans le sens où elle est uniformisée (ils portent tous des bleus de travail), mais semble aussi abattue, lasse. Les têtes sont baissées et les hommes, disciplinés. Un carton indique : « La cité ouvrière était située profondément sous terre ». Les ouvriers sont donc déjà enterrés, déjà morts. L’intérêt d’un tel carton vient de l’antagonisme social qu’il présente au bout de quatre minutes de film. On parle effectivement de cité ouvrière, comme une cité dans la Cité, une ville parallèle dans Metropolis. Les hommes sont reclus, loin des têtes pensantes de la ville, situées bien plus haut.
Le carton présentant la ville des nantis (« Autant la cité ouvrière était située en profondeur, autant le bloc d’immeubles qui s’appelait Le Club des Fils se dressait au-dessus d’elle avec ses amphithéâtres, ses théâtres et ses stades. ») subit le même traitement. Les hauteurs de Metropolis ont aussi un nom, Le Club des Fils (le mot « club » révèle déjà une sélection qui peut se rapprocher de l’élite intellectuelle ou sociale), qui illustre encore une fois une rupture dans la ville. Le carton indique aussi des amphithéâtres, des théâtres et des stades, c’est-à-dire respectivement l’accès à la connaissance, à la culture et au loisir, choses introuvables dans la cité ouvrière. L’inégalité est frappante, elle se retrouvera jusque dans la composition des plans :

- Le plan sur la cité ouvrière présente des habitats sombres (trois blocs monolithiques), alors que celui sur Le Club des Fils présente tout d’abord le ciel, qui occupe un tiers du plan.
- Le stade, qui démontre la profondeur du plan alors que le plan sur les habitats ouvriers n’avait pas de perspective.
- Des hommes s’échauffant avant une course. Ils sont vivants, mobiles, libres de leurs mouvements, contrairement aux ouvriers.

De plus, cette partie de la ville comprend aussi les « Jardins Eternels », une sorte d’Eden où s’amusent hommes, femmes et enfants. La nature est absente de la cité ouvrière, condamnée à vivre avec les machines.
D’une autre manière, Fritz Lang illustre l’opposition entre les hommes et les machines : si les bâtiments de Metropolis sont reliés par des routes, celles du haut sont réservées aux voitures alors que celles du bas sont faites pour les ouvriers qui descendent dans la cité ouvrière.


2- Modernité et ancestralité

L’un des intérêts du film de Lang est également son opposition entre modernité et ancestralité. En effet, Lang s’attache au mythe biblique de la tour de Babel. Pour rappel, cet épisode narre la mésaventure des descendants de Noé qui, parlant la même langue, souhaitaient construire une tour qui pourrait atteindre le ciel et se rapprocher de Dieu. Ce dernier va donc créer différentes langues pour que les hommes ne puissent plus se comprendre, et le projet sera abandonné.
Cet épisode illustre bien évidemment le thème majeur de Metropolis, à savoir la séparation des hommes. Le cinéaste présente tout d’abord la « nouvelle Tour de Babel », celle de Metropolis, qui écrase totalement les autres, en termes de hauteur, de largeur et de place. Au centre des plans qui la présentent dans la ville, elle symbolise la puissance du cerveau de la ville, Joh Frederson, et la cité du haut.
La véritable tour de Babel nous est présentée bien plus tard dans le film, par le biais d’un récit, celui de Maria, entendu par les ouvriers dans les sous-sols de la cité ouvrière. L’ancestralité est là, et s’oppose très clairement à la modernité d’une ville qui ne regarde plus ses propres pieds, ses fondements, ses crises : par ces récits, Maria espère faire surgir la réflexion, puis l’indignation des ouvriers sur leur propre condition, et l’absence de dialogue avec celui qui les dirige. L’échec de la métropole naîtra donc de sa propre essence (les mains qui la font vivre), de la même manière que la tour de Babel n’a jamais été terminée à cause de l’incompréhension entre la main-d’œuvre et Nemrod, leur chef.
Par ailleurs, les adresses ne se définissent pas par des rues comme aujourd’hui[5] mais par des immeubles ; les personnages parlent de « blocs » ou de « maisons ». Le peu d’humanité qui résidait dans le nom des rues a disparu dans Metropolis, sans doute signe de la dangerosité d’une modernité qui oublie : oubli de l’essentiel ouvrier, oubli de l’humanité (Frederson renvoie l’un de ses plus fidèles collaborateurs sans même réfléchir), oubli de la femme aimée (Frederson est veuf).
Cependant, il reste dans la ville une maison qui a résisté à cette modernité : celle de Rotwang, un inventeur qui vit dans le passé. Lang signale dans un carton que cette maison est « étrange » et qu’elle a « été oubliée par le temps ». C’est pourtant de cette maison que va naître une invention d’une étonnante modernité, un robot à taille humaine, et qui va plonger la métropole dans le chaos le plus total. Ce chaos, orchestré par Rotwang, vient aussi des ouvriers, qui gardent secrètement des plans des catacombes de Metropolis vieilles de deux milles ans. C’est donc à cause, ou plutôt grâce à son passé que la métropole va être refondée. Ce n’est pas un hasard si la cité ouvrière est inondée ; les ouvriers lavent leur métropole, chassent ce qui cause le malheur des hommes pour ajuster les injustices sociales. La réconciliation entre le patronat et la classe ouvrière se fera d’ailleurs sur un terrain neutre, devant une cathédrale, à mi-chemin entre l’ancestralité de la cité ouvrière et la modernité de la cité des nantis. « Le médiateur entre le cerveau et les mains doit être le cœur » répète Fritz Lang dans ce film, mais désormais, le médiateur entre le cerveau et les mains peut être le cœur.



[1] Metropolis sera rejoint en 2005 par les films des frères Lumière et The Battle of the Somme de Geoffrey Malins et John McDowell, considéré comme le premier documentaire sur la guerre.
[2] D’une durée initiale de trois heures et demi, le film aux trente-six milles figurants a coûté sept millions de Marks à l’époque, soit une valeur équivalente à trente millions d’euros aujourd’hui.
[3] Conformément à la définition qu’en donne le chercheur David Desbons dans son article Les représentations de la ville paru dans le numéro 260 de la revue Regards sur l’actualité : Ville kaléidoscopique, elle puise sa dynamique dans un secteur de production puissant fondé sur un marché de l'emploi unique et un réseau de circulation qui rend aisément accessibles ses différentes parties.
[4] Les mains pour les ouvriers, le cerveau pour le maître de Metropolis.
[5] Aujourd’hui en 1927, date du film, aujourd’hui en 2011 : le film relève de l’anticipation puisqu’il se déroule en 2026.

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