jeudi 13 janvier 2011

Approche du cinéma ethnographique

Por primera vez, Octavio Cortazar, 1967.

Le cinéma ethnographique se distingue du cinéma documentaire par son étude du terrain. Plus précisément par le temps passé par le cinéaste pour adopter la culture de l’autre. Il va plus loin qu’un documentariste dans la mesure où son travail se prolonge dans la durée. Mais c’est pourtant parce que l’ethnologue veut rendre compte d’une société qu’il peut se confondre avec le documentariste. Si l’on s’en réfère à la définition de Jacques Aumont et de Michel Marie[1], le documentaire est un montage cinématographique d’images visuelles et sonores données comme réelles et non fictives. Ils ajoutent que le documentaire présente presque toujours un caractère didactique ou informatif qui vise principalement à restituer les apparences de la réalité, à donner à voir les choses et le monde tels qu’ils sont. Les deux auteurs ne donnent en revanche pas de définition pour le film ethnographique. Ce type de film reste à définir, en partant de ces quelques mots, et de quelques œuvres significatives de cette ambigüité persistante.
 A priori, l’ethnologie rendrait compte d’une communauté et en serait le témoignage magique, celui qui résiste au temps et aux disparitions. Le documentaire pourrait aussi, dans une première approche, se limiter à la fonction de captation du réel. Mais dans les deux cas subsisterait alors une déformation, qui s'apparente à la reconstitution de ce que l’on a déjà vu mais pas capté. Ce que voit le cinéaste, l’ethnologue, sans caméra, s’assimile à l’étude du terrain.
Deux exemples classiques. Le premier, Nanouk l’Esquimau, est considéré comme capital dans l’histoire de l’ethnologie cinématographique. Flaherty a reconstitué des moments vécus et filmés une première fois. L’anecdote est célèbre : toutes les rushes de Nanouk ont brûlé à cause d’une cigarette du cinéaste, et ce dernier dut retourner l’intégralité du film[2]. Le fait que Flaherty voulait montrer les Esquimaux non du point de vue des gens civilisés mais tels qu’ils se voient démontre déjà une différence essentielle entre documentaire et cinéma ethnographique. Le documentaire se véhicule grâce au point de vue d’un auteur sûr de son propos, auteur qui souhaite faire voir son travail au plus grand monde. L’ethnologue, lui, adopte une toute autre démarche…
Flaherty, en retournant le film sur le seul appui de ses souvenirs, décide de monter progressivement le film, jour après jour, et d’organiser une projection quotidienne aux Esquimaux qu’il filmait. La perspective est différente de celle du documentariste en ce sens qu’elle mise davantage sur les rapports humains que sur la confrontation d’une œuvre au monde. Affirmer que l’ethnologie est du côté de l’altruisme et le documentaire de celui de l’égo serait toutefois faux et réducteur. L’ethnologue est davantage du côté des gestes, des manières, du mouvement qui est imprimé sur pellicule alors que le documentariste, porté par un discours, se place vers les idées fortes. Un contre-exemple peut tout de suite infirmer cette hypothèse : Les Maîtres-fous de Jean Rouch, film ethnographique[3] qui présente la secte des Haukas, ses coutumes meurtrières, ses moments de transe, mais qui se sert surtout de cette secte pour illustrer la folie de notre civilisation. Il y a donc les gestes, et l’idée, aussi puissante que les images. Le film s’approprie donc la définition technique du documentaire selon Aumont et Marie (montage cinématographique d’images visuelles et sonores données comme réelles et non fictives), y ajoute un propos (tardif, dans le film), mais est aussi ethnographique dans la mesure où Rouch s’intéresse à ces gestes, à cette mise en scène d’une journée, terrible, extrême, radicale, folle, en la captant et en la décryptant pour le spectateur. Ceci constitue néanmoins une contradiction avec cette idée évoquée chez Flaherty, qui s’intéresse davantage à ceux qu’il filme qu’aux hypothétiques spectateurs.
Le second exemple classique que l’on peut traiter, et qui se rapproche du documentaire et non plus du film ethnographique, est Faits Divers de Raymond Depardon. A la vision du film, un passage fait frémir, excite le cinéphile qui croit entendre l’incroyable : durant une patrouille policière, au détour d’une petite rue près de Saint-Michel, résonne le sifflotement de Peer Gynt, composé par Edvard Grierg, et entendu dans M le Maudit de Fritz Lang. C’était ce petit air qui trahissait le personnage de tueur d’enfants incarné par Peter Lorre. Depardon a cependant admis[4] que ce sifflotement était factice, ajouté. Il n’appartient pas au réel mais à une culture commune, que ce soit dans la pièce d’Ibsen ou le film de Lang. Code de la terreur, du mal combattu, cet air de musique a pour but de matérialiser le crime, le but de la patrouille de police. Au lieu de le dépeindre, Depardon illustre le réel, sans toutefois lui ôter toute sa vérité. Il ne fait qu’agrémenter le réel de pointes de faux, et ne peut de ce fait être considéré comme un manipulateur.
Le point qui semble être convergent entre documentaire et film ethnographique est l’utilisation du faux. On l’a vu, Faits Divers créé une ambiance absente du réel, mais possiblement ressentie par le documentariste au moment du tournage, alors que Nanouk l’Esquimau est un film qui rejoue les événements du réel en conservant le geste essentiel, qui reste authentique. Qu’importe l’ajout du faux, tant que le vrai n’est pas déformé.
La question des limites entre le cinéma ethnographique et documentaire peut être débattue à travers un court-métrage cubain de 1967 : Por primera vez[5], réalisé par Octavio Cortázar. Le film repose en effet sur un paradoxe : est-il un documentaire, un film ethnographique, ou les deux ? Le générique précise : un documental, documentaire en espagnol. Le film alterne entre les genres documentaire et ethnographique : tantôt il interrogera les membres de l’unité de cinéma mobile, mais aussi les habitants de Los Mulos sur leur conception du cinéma, tantôt il se contentera de montrer les regards curieux pour la caméra ou fascinés pour l’écran. Recueil de la parole, recueil du regard. Le regard des hommes, des femmes et des enfants reste authentique, tout comme l’utilisation de torches pour s’éclairer la nuit. Ceci relève autant de l’ethnographie que les yeux lumineux d’une petite fille qui voit « pour la première fois » un film[6], et qui oublie la présence de la caméra. Cette captation du réel s’accorde autant au documentaire qu’au film ethnographique.
 Le documentaire ethnographique existe donc bel et bien et se différencie du documentaire par sa capacité à rendre compte de ce qui est ancré dans une société. Les habitants de Los Mulos utilisent des torches la nuit, n’ont aucun loisir jusqu’à l’arrivée (éphémère) du cinéma. Cette captation (très courte, le film ne dure que neuf minutes et ces instants ethnographiques n’occupent qu’une infime partie de l’œuvre) d’une société autre que la nôtre est à la fois ethnographique et documentaire, puisqu’elle rend compte du réel et restitue les apparences de la réalité. Et si Por primera vez est un film ethnographique pour nous, c’est uniquement parce que ce genre se construit par rapport à l’autre, celui que l’on ne connaît pas et qui nous ressemble pourtant.



[1] Dans la deuxième édition de leur Dictionnaire critique et théorique du cinéma.
[2] C’est ainsi que Flaherty a beaucoup travaillé sur le hors-champ et le hors-cadre, avec notamment la célèbre scène de pêche au phoque : le phoque est invisible, Nanouk semble tirer une corde à laquelle un phoque s’est accroché sous la glace, alors que c’est la famille de l’Esquimau qui tire la corde hors-cadre, de son côté. Si cette méthode peut être considérée comme une trahison par certains, elle conserve l’essentiel : les gestes de Nanouk, qui restent les mêmes. Qu’importe ce qui se trouve à l’autre bout de la corde…
[3] Certains parlent aussi d’ethnofiction.
[4] Dans l’entretien filmé disponible dans les bonus du DVD Faits Divers, édité par Arte vidéo.
[5] Le film s’attache à une « unité de cinéma mobile », chargée de faire découvrir le cinéma à des populations cubaines rurales reculées et difficiles d’accès.
[6] Les Temps Modernes de Chaplin, une chance et un choix judicieux : dernier film muet d’Hollywood, le langage de la pantomime reste universel, compréhensible de tous. Le film est d’ailleurs sans aucun doute un film ethnographique pour les habitants de Los Mulos, qui y découvrent un semblable, mais dans une société différente : folle, violente, en perdition.