vendredi 22 avril 2011

Thor de Kenneth Branagh

Sortie le 27 Avril 2011.
Adapter un comic book qui prend pour héros un dieu arrivé sur Terre et dépossédé de ses pouvoirs (qu’il finira par reconquérir) induit une représentation du sublime, ou, plus exactement, une représentation du regard porté sur le sublime. Le personnage de Thor aurait pu être un objet de fascination mêlée à la crainte, et en ce sens, l’usage de la 3D semblait indispensable. Si Superman et The Dark Knight étaient réussis, c’est sans doute grâce à leur capacité d’inclure le regard du spectateur au sein même du film. Lorsque Superman sauve Lois Lane d’un hélicoptère en difficulté au sommet d’un gratte-ciel, ce sont les plans sur les passants tête levée qui font frémir, pas ceux qui illustrent le sauvetage en lui-même. Ce dosage sensible entre deux éléments capitaux et complémentaires provoque la réussite d’un film de super-héros. Tout est question de rythme, de montage, de rythme cardiaque accordé à une séquence cruciale. Les super-héros n’existent que par le regard que nous leur portons, par le contraste entre l’humain et le surhumain, le quotidien et l’extraordinaire, la faiblesse et la force. C’est cette absence de mise en scène du regard qui pénalise lourdement Thor. Bien que le héros soit à priori le personnage principal du film, ce sont les humains le rencontrant qui auraient dû subir un traitement plus approfondi. Alors que le spectateur en apprend beaucoup (trop) sur la vie de Thor dans son royaume d’Asgard, aucune information n’est offerte à propos des scientifiques qui le recueillent, à l’exception de Jane Foster, incarnée par Natalie Portman. Néanmoins, les seules informations offertes par Branagh concernent la solitude du personnage, bouleversée par l’arrivée de Thor sur Terre. Ceci ne permet pourtant pas de créer un sentiment de crainte ou de transcendance, mais une histoire d’amour moins gratuite qu’elle n’en a l’air. En effet, Jane ne tombe pas sous le charme d’un héros musclé[1] mais d’un renouveau possible, d’un aboutissement de ses recherches infructueuses. Jane ne tombe pas plus amoureuse de Thor qu’Elliott de E.T. L’une des forces du film est de choisir précisément une petite ville, qui rappelle celle de Yojimbo[2]. Les deux villes sont perturbées par l’apparition d’un étranger (Sanjuro ou Thor) qui va canaliser la curiosité et la peur des habitants.
Jane et ses collègues vivent dans un espace clos au milieu d’un désert. Le marteau de Thor, lui-même perdu dans le désert et entouré d’un camp militaire de fortune, pourrait être une métaphore de l’astrophysicienne en quête de liberté qui se donnerait à celui qui la mérite. Toute la richesse du sublime se substitue donc à celle, bien moins forte, de l’amour entre une humaine et un dieu. Le déséquilibre de l’histoire et l’étrange impression que provoque la fin du film vient de cette histoire d’amour : Jane croit aimer Thor, et lui l’aime vraiment, car cette femme est le seul territoire que le guerrier n’a pas encore conquis pour toujours. Les combats menés par le héros offrent un spectacle en trois dimensions qui n’a aucune utilité[3], atténuant les couleurs à l’image, et ne faisant jamais frissonner le spectateur. A titre de comparaison, la 3D d’Hitchcock dans Le Crime était presque parfait (qui date de 1954 !) est plus convaincante, la main de Grace Kelly semblant surgir hors de l’écran pour nous demander secours. Si les exploits de Thor ne crèvent pas l’écran, la spatialité sonore aura au moins la grâce de leur donner du relief. Nul émerveillement dans ces actions justifiées par l’impulsivité du personnage principal, qui cherche tout d’abord à impressionner plutôt qu’à servir à Asgard. Au Nouveau-Mexique, en revanche, Thor se bat pour défendre les humains et pour retrouver sa grâce enlevée. Kenneth Branagh n’a malheureusement retenu que le second point, oubliant totalement l’essence d’un acte héroïque : sauver les faibles.


[1] Seule la collègue de Jane fera une remarque sur le physique du héros.
[2] La ville de Kurosawa est si petite qu’elle a l’apparence d’une rue.
[3] Il suffit de retirer un instant les lunettes pour comprendre que la 3D ne sert qu’à brouiller l’écran de projection, afin d’éviter le piratage.

samedi 9 avril 2011

Etes-vous un auteur, Monsieur Lumet ?

Sidney Lumet (25 Juin 1924 - 9 Avril 2011)
Sidney Lumet. Un cinéaste que j’avais vu dans un formidable documentaire consacré au Dictateur de Chaplin. La Cinémathèque Française organisait peu de temps après une rétrospective consacrée à son œuvre. C’était en 2007. Lumet s’était lui-même déplacé pour une « leçon de cinéma ». La Cinémathèque était pleine à craquer. De nombreux admirateurs attendaient patiemment une place pour l’entendre, alors que moi, ne connaissant pas particulièrement ses films, et muni d’un simple Libre Pass, j’ai pu obtenir une place en quelques minutes. Cruelle injustice pour ceux qui sont restés en dehors de la salle Langlois. L’un des aspects les plus réjouissants de ce type de rencontre, outre la rencontre elle-même, est de pouvoir poser une question à l’invité. Le dialogue était animé par Serge Toubiana, et lorsque vient le temps des questions, une forêt de bras s’érige, impatiente et moite. Toubiana me donne très vite la parole, ma question est prétentieuse et minable, mon jugement erroné.
Monsieur Lumet, en voyant votre filmographie (quarante-cinq films pour quatre scénarios écrits par le cinéaste), je ne peux m’empêcher de la rapprocher de celle de Frank Capra, qui lui, n’a écrit aucun scénario dans toute sa carrière. Vous considérez-vous pour autant comme un auteur, et peut-on dire qu’il y a une Lumet’s Touch, comme il y eut une Capra’s Touch ?
La réponse de Lumet fut très cordiale, évidemment pas sur la défensive, comme je l’espérais secrètement. Ceci est sans doute à mettre sur le compte de mon jeune âge. La notion d’auteur était pour moi très floue. Nous étions en été, je découvrais Godard à cette période, et le mot auteur était très simple à expliquer : Scénariste + Réalisateur = Auteur. J’étais évidemment loin du compte, puisque je découvris plus tard qu’un auteur de cinéma peut également être défini par son style. Une même histoire adaptée par dix cinéastes différents donnera dix œuvres différentes.
Cette question m’apparaissait déjà comme paradoxale au moment où je la posais : Capra était reconnu comme un grand auteur, mais pourquoi pas Lumet ? Cette foule immense qui attend pour le voir ne la considère-t-elle pas comme un auteur ?
Mes contradictions furent vaincues par mon irrépressible envie de poser une question à celui que j’avais vu ému en évoquant Chaplin. Deux films de Lumet, considérés parmi ses tout meilleurs, ne m’ont jamais plu : Serpico et Un après-midi de chien. Il a pourtant réalisé le film que j’ai sans doute vu le plus de fois sans me lasser (exception faite du Bon, la brute et le truand) : Le Crime de l’Orient-Express. Son ouverture, si glaçante et tragique, n’avait d’égal que la distribution flamboyante du film, qui parvient à réunir Albert Finney, Anthony Perkins, Martin Balsam, Ingrid Bergman, Jacqueline Bisset, Lauren Bacall, Vanessa Redgrave, Jean-Pierre Cassel et Sean Connery. Un casting neuf étoiles pour une histoire policière exceptionnelle, mais dont je n’arrive toujours pas à saisir l’essence de son charme et l’attirance qu’elle provoque en moi. Aujourd’hui encore, quelques heures avant d’apprendre le décès de Lumet, l’idée d’un article sur le film m’apparaissait intéressante mais difficile.
Sean Connery avait par ailleurs accepté d’endosser une nouvelle fois le costume de James Bond en 1971[1] à condition de pouvoir tourner deux films avec Lumet. Le Crime de l’Orient-Express était le second. Le premier est sans doute le meilleur film du cinéaste, réalisé en 1972 mais sorti en 2007 en France : The Offence, film macabre, torturé, vicieux, obscur, dérangeant, sur un policier anglais qui maltraite en garde à vue un homme suspecté de viols sur mineures. Le malaise ne vient pas tant des crimes commis que du motif de l’acharnement de l’inspecteur, sans doute incompris par la United Artists, qui a « distribué » le film.
Cette noirceur se retrouve dans son dernier film, Before the Devil knows you’re Dead, dont le découpage séquentiel ravive efficacement l’intérêt du spectateur pour une histoire et une famille brisées. Cette forme, qui tente de rivaliser avec la télévision et ses cliffhangers, s’oppose à celle du premier film de Sidney Lumet, en 1957, héritier du live cinema[2] dont était issu le cinéaste. Son style aura mué entre Douze Hommes en Colère et Before the Devil knows you’re Dead, tantôt humaniste[3], tantôt tragique[4], et entre les deux, cynique, noir, moral, politique. Je ne me rappelle plus des mots du cinéaste à ma question, mais la réponse est claire : oui, Sidney Lumet était un auteur.


[1] Deux ans après l’échec commercial d’Au Service Secret de sa Majesté, avec George Lazenby.
[2] Pratique télévisuelle américaine qui consistait, dans les années 1950, à réaliser un film « en direct », et qui nécessitait une préparation exemplaire.
[3] Le premier film se termine par un échange cordial du type : « Qui êtes-vous ? Quel est votre métier ? »
[4] Le second correspond à une tragédie familiale.