mardi 28 juin 2011

The Tree Of Life de Terrence Malick

Près d’un mois après avoir vu The Tree of Life, quelques heures avant son sacre cannois, certaines images, certains sons, et même certaines émotions restent là, ancrés et bien décidés à rester en mémoire. Ce film de Terrence Malick apparaît comme un véritable problème à résoudre. A la fois meilleur film du cinéaste et plus grande déception, il ne peut être, à mon sens, évoqué autrement qu’à la première personne. Un article consacré à une œuvre peut être tué par l’emploi répété du « je », aussi ai-je décidé de rédiger un journal, qui se fera, jour après jour, le témoin d’une possible mutation de la pensée cinéphile, face à l’un des plus perturbants paradoxes de spectateur : aimer et détester un même film, et souhaiter secrètement qu’il puisse en exister deux, un bon, que l’on admirera, un mauvais, que l’on oubliera.

Samedi 18 Juin 2011 – 03h30 – Un mois après la première vision de The Tree of Life :


Au sortir de la projection de The Tree of Life, je souhaitais que le film n’obtienne pas la Palme d’Or, deux heures plus tard à Cannes. Une heure et demie après, mon souhait initial était oublié, renié. Malick n’a jamais eu de Palme d’Or. Un Prix de la mise en scène en 1979 pour Les Moissons du Ciel, un Ours d’Or à Berlin vingt ans plus tard pour La Ligne Rouge… L’envie de voir un cinéaste délicat récompensé et mis sous le feu des projecteurs, sans doute.
Délicat. Le mot est mal choisi pour The Tree of Life. Un plan m’émeut particulièrement lorsque je pense au panthéisme du cinéaste : dans Les Moissons du ciel, pour illustrer l’acte sexuel entre Bill et Abby, Malick filme la feuille d’une plante, tremblant au rythme des gouttes d’eau qui s’écrasent sur elle. Dans The Tree of Life, les fameuses séquences mystiques auxquelles s’abandonne l’esprit du spectateur constituent une force lyrique (celle des personnages, et celle du cinéaste) et une faiblesse formelle. Le personnage de la mère de famille puise jusqu’au temps des dinosaures pour trouver un appui spirituel à sa douleur, qui paraît dès lors infinie. Ce voyage temporel est sublime, il suscite la crainte et l’émerveillement face à la création de l’univers, tout comme le plan du jeune garçon, bien plus tard dans le film, face à son nouveau petit frère, qu’il tente de comprendre. Voilà le paradoxe de Malick : pour évoquer la douleur d’un deuil, et finalement, la crainte et l’émerveillement face à l’inconnu, une demi-heure lui est nécessaire, alors que plus tard dans le film, un seul plan, de quelques secondes, suffira à susciter cette même émotion.
Un autre exemple, plus frappant encore, lorsque Jack et son petit frère s’amusent à imiter les gens qu’ils croisent dans la rue. Leurs rires sont les nôtres, une complicité palpable s’instaure, pour mieux nous saisir ensuite, quand un infirme marche difficilement dans la rue. Les deux frères sont face à l’incompréhension, et nous, face à la honte d’avoir souri plus tôt.



Samedi 18 Juin 2011 – 07h40 :

Ce qui frappe d’emblée dans The Tree of Life, et le rend immédiatement sympathique, ce sont les clefs du film, données tout de suite par Malick au spectateur. Deux voies possibles : la nature, qui cherche à s’imposer, et la grâce, qui sait se faire oublier. Cette volonté de ne pas perdre le spectateur, en dépit des séquences qui suivront, est peut-être ce qui m’a le plus marqué, et plu, dans ce film.



Mardi 28 Juin 2011 – 16h40 :

En lisant un entretien avec l’un des monteurs de The Tree of Life, paru dans Les Cahiers du mois de Juin, quelle ne fut pas ma surprise en retrouvant un exemple qui m’avait moi-même frappé : celui des enfants confrontés à un handicapé dans la rue. Le monteur, Mark Yoshikawa, explique que le raccord de la marche des enfants avec celle de l’handicapé est fortuit (je le cite : C’est devenu un moment fort sur une sorte de sentiment de culpabilité des enfants, et je ne l’avais pas autant perçu au cours du montage.). L’entretien complet révèle que Terrence Malick a choisi de créer des hasards, de les provoquer par le montage. Ainsi, une même scène pouvait être tournée dans un décor ou un autre. Si l’arrière-plan n’a pas d’influence sur les gestes, seuls comptent les personnages. Celui de la mère, qui apprend la mort de son enfant, vraisemblablement à la guerre : Vietnam, ou Corée, Normandie, Irak, Kosovo, Libye. Celui du père, qui a raté sa vie sociale et qui rate, par la même occasion, sa vie de père. Les envieux ont toujours existé, la jalousie et les inégalités aussi. Celui du fils, qui apprend ses limites en les dépassant, qui se soumet à l’autorité paternelle avant de s’y opposer. Ces trois personnages, bien qu’ancrés dans le Texas des années 1950, celui de l’enfance de Malick, nous appartiennent et nous ressemblent. Atemporels, ils peuvent s’évader vers un passé proche (Jack adulte, aujourd’hui, qui revoit sa vie d’enfant), lointain (l’origine du monde, le voyage vers le sublime et les questions existentielles qui nous dépassent et nous déchainent), ou un futur spirituel, où l’on peut pardonner ceux qui ne sont plus là. Un film de personnages : une piste prometteuse, à approfondir.


Mercredi 29 Juin – 17h45 :

En revoyant quelques instants Eyes Wide Shut, je me suis rendu compte de l’ancrage du film dans son époque. Kubrick n’a pas toujours fait des films historiques, il a souvent situé ses histoires dans une époque contemporaine (Le Baiser du tueurThe Killing), mais son dernier film, en couleurs, à l’aube d’une nouvelle décennie, et d’un nouveau siècle, semble prendre place aujourd’hui. Le plaisir de (sa)voir un grand cinéaste dans son époque est le même, pour Kubrick ou Malick. Car The Tree of Life s’inscrit aussi dans un présent, ce qui est une première pour le réalisateur. Tous ses films pouvaient être qualifiés d’historique, de La Balade Sauvage (vingt ans de différence) au Nouveau Monde (qui se déroule au XVIIe siècle). Ici, Malick montre, pour quelques minutes, notre monde, une vie moderne, urbanisée, vive, amnésique ; il montre les gratte-ciel – joli mot pour ce film – les ascenseurs, les bureaux, les fenêtres, les téléphones portables, les autoroutes, les lumières de la ville[1].

Samedi 23 Juillet – 16h30 :

Je n’ai toujours pas revu The Tree of Life. A l’instant, l’une des premières scènes du film m’est revenue, comme un souvenir : la mère apprend la mort d’un de ses enfants par un télégramme. Le souvenir est flou, mais il me semble que la scène est silencieuse, ou du moins, sans paroles. Malick se sert d’un cliché vu entre autres dans Il faut sauver le soldat Ryan (qui avait porté préjudice à La Ligne Rouge dans la course aux Oscars en 1999), celui de la mère, seule, redoutant le deuil, pour l’épurer totalement, et lui redonner sa dimension première, intérieure. En évitant l’évanouissement, les pleurs, les cris de douleur, il se conforme à l’école hitchcockienne en essayant de faire passer un maximum d’informations par l’image afin d’éviter tout dialogue superflu. C’est par le mouvement du personnage, du perron de sa maison jusqu’à son téléphone, que le doute s’installe. Nous savons que quelque chose de grave est arrivé, puisque la mère appelle son mari, alors sur son lieu de travail. 
Le souvenir est ensuite trop flou. Repenser au / le film deux mois et un jour après l’avoir vu, en se posant des questions auxquelles nous n’avons plus les réponses reste sidérant. Il faut revoir The Tree of Life.



[1] Malick utilise le même effet de couleurs que Scorsese dans Taxi Driver, qui lui, présentait la ville de New York et ses excès.

vendredi 24 juin 2011

Peter Falk est mort un Vendredi

Peter Falk (16 Septembre 1927 - 24 Juin 2011)
Comment croire à la mort de Peter Falk un Vendredi ? Jour de la diffusion hebdomadaire d’un épisode de Columbo sur une chaine de télévision, jour des retrouvailles, tantôt décevantes, tantôt jubilatoires, avec un lieutenant connu du monde entier (deux milliards de téléspectateurs depuis 1971). Beaucoup diront que Peter Falk n’était pas que Columbo, et ne citeront comme autres performances que Husbands, Une femme sous influence ou Les Ailes du Désir, comme si ce merveilleux rôle était ingrat, gênant parce que populaire. Il livra pourtant, entre 1968 et 2003, une prestation sans cesse renouvelée, approfondie, précise et marquante. D’autres diront que le succès de la série en France est dû à sa voix de doublage, elle aussi merveilleuse, en parfaite adéquation avec le corps du personnage. Serge Sauvion, dont la mort n’a presque pas été relayée par les médias, en 2008, a donc réussi à coller au corps du personnage, dans un tango éternel, pour ne plus jamais le quitter.
Si ce personnage a tant intrigué, c’est au départ pour sa méthode. La première apparition du lieutenant date de 1968, mais elle ne se fait pas dans le cadre de la série Columbo sinon dans un téléfilm, adaptation d’une pièce de théâtre. L’œuvre, honnête thriller hitchcockien, s’attache principalement au criminel qui a peur d’être pris. Pourtant, Prescription : Murder est bancal, et c’est ce qui fait son intérêt. Le lieutenant Columbo, moins présent que le meurtrier, marque davantage le spectateur. La remarque est facile lorsque l’on découvre l’épisode en 2011, mais, en faisant abstraction du mythe du personnage, ce dernier n’est pas commun. Ses questions sont particulières, décentrées : le lieutenant semble distant de son enquête, et échappe au sérieux qui devrait lui être accordé. Le déséquilibre du téléfilm servira de marque de fabrique à la future série Columbo, qui débute trois ans plus tard, dans un épisode réalisé par Steven Spielberg, alors inconnu[1]. Le meurtrier est connu d’avance (à l’exception de très rares épisodes), et l’introduction du milieu, du mobile et de la victime du meurtrier prend une proportion démesurée, faisant languir le spectateur qui ne souhaite voir qu’une seule chose : l’enquêteur. Cette fois-ci, le lieutenant change d’apparence, son complet étant troqué pour un imperméable sale, et sa coiffure classique par des cheveux hirsutes.
Le personnage est là, ses réflexions avec la femme de la victime amusent tant elles sont mal venues (Columbo se vante d’être le meilleur cuisinier du monde, alors que la femme cherche désespérément à avoir des nouvelles de son mari, dont le corps reste introuvable). Cet amusement du spectateur est évidemment renforcé par l’agacement des personnages auxquels il s’adresse. Le génie de la série vient du rejet du whodunit[2], mais surtout de ce personnage purement burlesque, qui n’est jamais là où il faut. Le second degré de la série mettra d’ailleurs en scène, à plusieurs reprises, le lieutenant sur des plateaux de cinéma ou de télévision, où il est d’abord rejeté par des assistants impulsifs et, parfois, confondu avec des figurants déguisés en sans-abri.
Peter Falk était borgne depuis son plus jeune âge. Soit. Il allait transcender ce handicap pour nourrir son personnage d’un regard unique, collant, décalé. Le rythme de Columbo était différent du milieu qui l’entourait. Il pouvait par exemple trouver le mobile du crime en regardant un film dans le salon de la criminelle, elle-même actrice du film qui allait la trahir.
L’un des plus poignants épisodes de la série est sans doute celui mettant en scène Janet Leigh, légendaire Marion Crane dans le Psychose d’Hitchcock, qui est atteinte de la maladie d’Alzheimer, et qui oublie donc qu’elle a tué quelqu’un. L’épisode date de 1975, et le fait de savoir que l’acteur est probablement décédé de cette maladie, en ayant oublié jusqu’au rôle qui l’a rendu mondialement célèbre, provoque un vertigineux sentiment de pitié.
Peter Falk peut-il vraiment mourir ? La notoriété du personnage qu’il a si bien incarné (d’autres acteurs, dans les années 1960, l’avaient interprété, mais seul l’acteur l’a incarné), au point d’être retenu du public par ses mimiques, ses phrases, sa Peugeot 403, son chien ou son imperméable, ne pourra jamais s’éteindre. L’annonce de sa mort a sans doute donné lieu à des imitations amusées plus ou moins habiles de notre entourage (ou, avouons-le, de nous-même), et si les épisodes vus jusqu’alors laissaient espérer une longue vie à ce magnifique acteur, ceux que nous verrons dès aujourd’hui provoqueront un triste sentiment, le deuil, et un autre, intact et moins amer, l’admiration.


[1] Exception faite du pilote de la série.
[2] Forme du genre policier, méprisée par Alfred Hitchcock, qui consiste, pour le spectateur, à trouver le coupable au fur et à mesure de l’enquête.

dimanche 12 juin 2011

Kagemusha d'Akira Kurosawa

Tout commence par un plan d’une efficace austérité. Trois hommes semblables, même costume, même posture, même coupe de cheveux. Chacun bénéficiant d’un tiers de l’espace filmique (divisé par un bougeoir et un sabre). Celui de droite reste silencieux, alors que les deux autres évoquent sa troublante ressemblance avec l’homme au centre, élevé par un petit socle. Ce dernier est le seigneur Shingen Takeda, fin stratège sur le point de dominer le Japon tout entier. Son importance est révélée par le socle sur lequel il est assis, qui l’élève par rapport aux deux autres, et par son ombre, seule visible dans le plan. L’ombre de Shingen, combinée au regard convergent des deux autres hommes, impose le poids du personnage aux yeux du spectateur. Cette sombre silhouette, qui occupe l’espace de Nobukado, le frère de Shingen, sera le flambeau qui s’éteindra à mesure que le temps[1] s’écoule. Plus encore que le corps de Shingen, c’est son image qui motivera les troupes. Puisque Nobukado ne peut plus assurer la fonction de kagemusha[2], l’homme à la droite du cadre lui succédera. Celui-ci, bien loin de la solennité du moment, rit nerveusement lorsqu’on le présente comme une ombre indigne du seigneur Shingen (il a été arrêté pour vol), s’agite dans son espace délimité par le bougeoir et la droite du cadre, insulte le maître des lieux et parvient même à sortir de son espace prédéfini dans un élan de colère. Le matériau est là, brut, prêt à être poli par le pouvoir en place.
Avant de mourir, Shingen émet le souhait de cacher sa mort aux troupes pendant trois ans. Le double prend donc sa place, et seuls les serviteurs du seigneur et ses conseillers sont au courant de la supercherie, laquelle devient, pour le kagemusha, une double quête : celle d’une image, et celle d’une cohérence spirituelle.
L’image de Shingen est immédiatement acquise, Kurosawa ayant choisi le même acteur, Tatsuya Nakadai, pour le rôle de Shingen et de son double. La séquence où le kagemusha est présenté aux serviteurs du défunt seigneur restera sans doute l’une des plus troublantes du cinéaste, rappelant celle de Vertigo où Judy devient Madeleine, sous les yeux médusés de Scottie et du spectateur. La stupeur est d’autant plus forte que le kagemusha ne prend pas son rôle au sérieux ; assis, riant devant des serviteurs méprisants et endeuillés, le double adoptera en quelques secondes, et dans le même cadre (un plan moyen) un regard opaque, et un geste récurrent du seigneur. La volonté de ne pas surligner la mutation du personnage, par un plan plus serré lorsqu’il devient Shingen, mais au contraire d’insister sur l’émotion suscitée par une telle ressemblance en employant le thème musical principal, permet au spectateur d’être aussi ému que les serviteurs par des retrouvailles avec un personnage qu’il n’aura connu que quelques minutes à l’écran.
En abordant le thème du double, Akira Kurosawa a la rare intelligence de ne pas se perdre dans la schizophrénie des personnages. Beaucoup de cinéastes ont su, avec brio, faire fondre les contours qui définissaient un personnage de cinéma : Bergman avec Persona, Coppola avec Apocalypse Now, De Palma avec Obsession, Lynch avec Mulholland Drive, Eastwood avec Mystic River, Scorsese avec Shutter Island… Ces films offrent un regard net sur le flou psychique qui anime leurs personnages. Mais chez Kurosawa, et plus particulièrement dans Kagemusha, le flou psychique serait superflu. Si Kikuchiyo essayait de se faire passer pour un samouraï dans Les Sept Samouraï, le kagemusha ne peut être que l’ombre de son modèle[3]. Il n’a pas de but de devenir, il doit seulement être. La dualité intérieure n’existant pas, il s’efface simplement pour devenir une image, figée et fidèle. La schizophrénie est absente, même dans le cauchemar du kagemusha où il est poursuivi par Shingen puisqu’il s’ouvre sur l’image du vase géant qui se brise et duquel le seigneur sort, mort-vivant. Il faut simplement y voir une peur d’imposture, la peur du voleur attrapé en flagrant délit[4].
La doublure de Shingen avait une double quête en devenant kagemusha : celle d’une image, qu’il se sera accaparée avec brio, et celle d’une cohérence spirituelle vis-à-vis de son modèle, Shingen Takeda, qui souhaitait plus que tout autre chose un empire stable, qui reste sur ses positions pour se renforcer. L’image du seigneur sur le champ de bataille motive les troupes, les amène même à se sacrifier pour lui, personnification du pouvoir, mais seule sa volonté testamentaire, l’héritage tactique qu’il souhaitait léguer à ses proches, pourra les faire vivre. En trahissant cette vision du pouvoir comme montagne[5], le kagemusha, déchu et considéré comme ce qu’il est, un voleur, ira inexorablement vers la mort en tentant d’attaquer seul une armée qui a détruit l’empire Takeda. L’efficacité de Kurosawa, dans son choix de ne pas montrer les pertes successives lors de la bataille finale, renforce un peu plus l’amertume du spectateur qui constatera davantage, dans la marche ultime du double, la vision d’un empire ruiné que celle d’une bataille perdue.


[1] Celui de la diégèse, trois ans, et celui du film, deux heures et demi.
[2] De double, en japonais.
[3] A ce propos, Nobukado, le frère du seigneur Shingen et son ancienne doublure, dira : J’ai bien souvent souhaité être moi-même et libre (…) L’ombre d’un homme ne peut jamais abandonner cet homme.
[4] Pour éviter le ridicule, le double racontera qu’il était, dans son cauchemar, encerclé par des milliers d’ennemis, ce qui trahit aussi sa pensée : peur d’être démasqué par les personnes qui voient en lui le seigneur Shingen.
[5] Un homme aussi inébranlable qu’une montagne, dira un proche du clan Takeda au petit-fils de Shingen.

mardi 7 juin 2011

Metropolis : Fritz Lang et la représentation de la ville

Si l’Allemagne fut vaincue, traumatisée et effondrée en 1918, c’est elle qui allait, dans les années qui suivirent, fournir le meilleur de la production cinématographique européenne. Portés par un mouvement, l’expressionnisme, certains cinéastes allaient en effet capturer le malaise national sur grand écran. L’un des principes fondamentaux de l’expressionisme allemand est « l’absence de nature » (qui est, selon Jean-Luc Lacuve du ciné-club de Caen, l’un des « cinq aspects » de l’expressionisme), ce qui pourrait sous-entendre l’omniprésence de l’urbanisme. Si l’antagonisme entre ruralité et urbanité allait produire au moins deux chefs-d’œuvre de Murnau à la fin des années 1920 (L’Aurore et City Girl), Fritz Lang se concentrait, avec son meilleur film, sur la division sociale de la Ville, qui devient un concept universel, identifiable par tous ; ce sera Metropolis. Premier film à figurer au patrimoine mondial de l’UNESCO[1], le film de Lang est celui de toutes les démesures[2] : budget, décors, figuration, longueur. Il illustre une métropole[3], Metropolis, divisée en deux parties très distinctes : en bas, la cité ouvrière, où s’amassent les travailleurs aux côtés des machines, et en haut, la ville des nantis avec ses Jardins Eternels, ses stades, et ses gratte-ciel.
Deux films de Fritz Lang auront créé de véritables querelles d’historiens quant au message transmis par le cinéaste : Metropolis, et M le Maudit, réalisé en 1931. L’origine de ces polémiques vient d’une femme, Thea von Harbou, nazie, romancière, scénariste et compagne de Lang, qui aura joué un rôle considérable dans les deux films. Metropolis est effectivement l’adaptation du roman de von Harbou, roman adapté au cinéma par l’auteur. Quel message peut-on tirer d’une collaboration entre les classes, des nantis blonds qui, torses nus, font la course dans un stade pour faire valoir leur supériorité physique ? Il faudra ici, dans un souci d’objectivité et de rationalité, se garder d’interpréter à outrance les messages prophétiques (si messages il y a).
Avec ce film, Fritz Lang s’attache à décrire une métropole, avec ses forces[4] et l’envers de son décor.

1- Les forces d’une métropole : présentations et oppositions

Metropolis est montrée comme étant une ville de démesure et de lumières. Démesure dans la mégalomanie de sa construction (les gratte-ciel sont gigantesques, on peine à croire qu’ils sont tous habités), mais ville mécanisée, régie par le temps (l’un des premiers plans du film montre une horloge, avec la trotteuse qui rythme les ouvriers mais aussi la musique du film).
L’un des principaux moteurs de Metropolis est sa force ouvrière ; les premiers hommes que l’on voit sont des ouvriers, mécanisés eux aussi. Leur démarche est militaire dans le sens où elle est uniformisée (ils portent tous des bleus de travail), mais semble aussi abattue, lasse. Les têtes sont baissées et les hommes, disciplinés. Un carton indique : « La cité ouvrière était située profondément sous terre ». Les ouvriers sont donc déjà enterrés, déjà morts. L’intérêt d’un tel carton vient de l’antagonisme social qu’il présente au bout de quatre minutes de film. On parle effectivement de cité ouvrière, comme une cité dans la Cité, une ville parallèle dans Metropolis. Les hommes sont reclus, loin des têtes pensantes de la ville, situées bien plus haut.
Le carton présentant la ville des nantis (« Autant la cité ouvrière était située en profondeur, autant le bloc d’immeubles qui s’appelait Le Club des Fils se dressait au-dessus d’elle avec ses amphithéâtres, ses théâtres et ses stades. ») subit le même traitement. Les hauteurs de Metropolis ont aussi un nom, Le Club des Fils (le mot « club » révèle déjà une sélection qui peut se rapprocher de l’élite intellectuelle ou sociale), qui illustre encore une fois une rupture dans la ville. Le carton indique aussi des amphithéâtres, des théâtres et des stades, c’est-à-dire respectivement l’accès à la connaissance, à la culture et au loisir, choses introuvables dans la cité ouvrière. L’inégalité est frappante, elle se retrouvera jusque dans la composition des plans :

- Le plan sur la cité ouvrière présente des habitats sombres (trois blocs monolithiques), alors que celui sur Le Club des Fils présente tout d’abord le ciel, qui occupe un tiers du plan.
- Le stade, qui démontre la profondeur du plan alors que le plan sur les habitats ouvriers n’avait pas de perspective.
- Des hommes s’échauffant avant une course. Ils sont vivants, mobiles, libres de leurs mouvements, contrairement aux ouvriers.

De plus, cette partie de la ville comprend aussi les « Jardins Eternels », une sorte d’Eden où s’amusent hommes, femmes et enfants. La nature est absente de la cité ouvrière, condamnée à vivre avec les machines.
D’une autre manière, Fritz Lang illustre l’opposition entre les hommes et les machines : si les bâtiments de Metropolis sont reliés par des routes, celles du haut sont réservées aux voitures alors que celles du bas sont faites pour les ouvriers qui descendent dans la cité ouvrière.


2- Modernité et ancestralité

L’un des intérêts du film de Lang est également son opposition entre modernité et ancestralité. En effet, Lang s’attache au mythe biblique de la tour de Babel. Pour rappel, cet épisode narre la mésaventure des descendants de Noé qui, parlant la même langue, souhaitaient construire une tour qui pourrait atteindre le ciel et se rapprocher de Dieu. Ce dernier va donc créer différentes langues pour que les hommes ne puissent plus se comprendre, et le projet sera abandonné.
Cet épisode illustre bien évidemment le thème majeur de Metropolis, à savoir la séparation des hommes. Le cinéaste présente tout d’abord la « nouvelle Tour de Babel », celle de Metropolis, qui écrase totalement les autres, en termes de hauteur, de largeur et de place. Au centre des plans qui la présentent dans la ville, elle symbolise la puissance du cerveau de la ville, Joh Frederson, et la cité du haut.
La véritable tour de Babel nous est présentée bien plus tard dans le film, par le biais d’un récit, celui de Maria, entendu par les ouvriers dans les sous-sols de la cité ouvrière. L’ancestralité est là, et s’oppose très clairement à la modernité d’une ville qui ne regarde plus ses propres pieds, ses fondements, ses crises : par ces récits, Maria espère faire surgir la réflexion, puis l’indignation des ouvriers sur leur propre condition, et l’absence de dialogue avec celui qui les dirige. L’échec de la métropole naîtra donc de sa propre essence (les mains qui la font vivre), de la même manière que la tour de Babel n’a jamais été terminée à cause de l’incompréhension entre la main-d’œuvre et Nemrod, leur chef.
Par ailleurs, les adresses ne se définissent pas par des rues comme aujourd’hui[5] mais par des immeubles ; les personnages parlent de « blocs » ou de « maisons ». Le peu d’humanité qui résidait dans le nom des rues a disparu dans Metropolis, sans doute signe de la dangerosité d’une modernité qui oublie : oubli de l’essentiel ouvrier, oubli de l’humanité (Frederson renvoie l’un de ses plus fidèles collaborateurs sans même réfléchir), oubli de la femme aimée (Frederson est veuf).
Cependant, il reste dans la ville une maison qui a résisté à cette modernité : celle de Rotwang, un inventeur qui vit dans le passé. Lang signale dans un carton que cette maison est « étrange » et qu’elle a « été oubliée par le temps ». C’est pourtant de cette maison que va naître une invention d’une étonnante modernité, un robot à taille humaine, et qui va plonger la métropole dans le chaos le plus total. Ce chaos, orchestré par Rotwang, vient aussi des ouvriers, qui gardent secrètement des plans des catacombes de Metropolis vieilles de deux milles ans. C’est donc à cause, ou plutôt grâce à son passé que la métropole va être refondée. Ce n’est pas un hasard si la cité ouvrière est inondée ; les ouvriers lavent leur métropole, chassent ce qui cause le malheur des hommes pour ajuster les injustices sociales. La réconciliation entre le patronat et la classe ouvrière se fera d’ailleurs sur un terrain neutre, devant une cathédrale, à mi-chemin entre l’ancestralité de la cité ouvrière et la modernité de la cité des nantis. « Le médiateur entre le cerveau et les mains doit être le cœur » répète Fritz Lang dans ce film, mais désormais, le médiateur entre le cerveau et les mains peut être le cœur.



[1] Metropolis sera rejoint en 2005 par les films des frères Lumière et The Battle of the Somme de Geoffrey Malins et John McDowell, considéré comme le premier documentaire sur la guerre.
[2] D’une durée initiale de trois heures et demi, le film aux trente-six milles figurants a coûté sept millions de Marks à l’époque, soit une valeur équivalente à trente millions d’euros aujourd’hui.
[3] Conformément à la définition qu’en donne le chercheur David Desbons dans son article Les représentations de la ville paru dans le numéro 260 de la revue Regards sur l’actualité : Ville kaléidoscopique, elle puise sa dynamique dans un secteur de production puissant fondé sur un marché de l'emploi unique et un réseau de circulation qui rend aisément accessibles ses différentes parties.
[4] Les mains pour les ouvriers, le cerveau pour le maître de Metropolis.
[5] Aujourd’hui en 1927, date du film, aujourd’hui en 2011 : le film relève de l’anticipation puisqu’il se déroule en 2026.

jeudi 2 juin 2011

Frankenstein de James Whale

Il arrive rarement qu’une seule séquence, d’un dépouillement extrême, puisse faire basculer un simple film de genre en grand film. Le film en question est Frankenstein de James Whale, et la séquence, celle que l’on qualifierait de point de non-retour dans une structure narrative. Un basculement narratif qui oblige les personnages à aller de l’avant et à résoudre le problème posé à l’écran.
Un père et sa fille (Maria) devant une cabane au bord de l’eau. Le cadre est charmant, clair, apaisant. Le père doit travailler, et il s’excuse auprès de sa fille. Au premier plan de ce premier cadre – que nous appellerons cadre idyllique – se trouve, en amorce, une clôture en bois, qui définit un terrain de sécurité pour la petite fille. Cette clôture servira toutefois à marquer la séparation entre le père et sa fille. Le père doit effectivement quitter le cadre idyllique, et briser l’harmonie familiale et cinématographique. Pour cela, il se déplacera vers la clôture, ce qui occasionne un discret panoramique de la droite vers la gauche. L’enfant et l’adulte seront séparés, et chacun aura droit à son propre cadre. Si le père s’en va, c’est la fillette qui se trouve isolée au bord de l’eau.
Après un travelling avant qui suivait Maria, Whale aurait pu choisir de la montrer entrain de jouer avec son chat. Au lieu de ça, il reprend le timide panoramique droite/gauche qui suivait le déplacement du père et l’affirme davantage, puisque cette fois-ci, il ne suit aucun mouvement. Ce panoramique nous amène vers un nouvel élément du décor : le monstre, qui émerge de quelques feuillages. Maria voit la création de Frankenstein[1], ses yeux s’écarquillent. Tout suggère un meurtre ignoble, gratuit et dérangeant à l’écran. Mais, passée la surprise, Maria se dirige vers le monstre et entame le dialogue avec la créature, qui sera étonnée à son tour. Le regard porté par un personnage sur l’autre est présenté différemment : pour Maria, ce sera un plan rapproché taille en légère plongée, alors que le regard de la créature sera présenté en gros plan, et en légère contre-plongée. C’est la main tendue de Maria qui écartera toute menace, effacera toute peur, et introduira la grâce pour quelques instants. Elle amène la créature au bord de l’eau, sent une fleur avant de la lui offrir. Le monstre répète machinalement les gestes de la petite fille, mais, dans cette mécanique, cette imitation, il sera attendri par une émotion : un petit rire, après avoir senti l’odeur de la fleur. Ce moment de partage transcende la simple analogie entre un modèle (Maria) et une copie (le monstre). Ainsi, lorsque Maria et la créature s’assoient sur l’herbe, c’est parce que la confiance est établie, solide, aveugle. Par un léger travelling avant combiné à un panoramique haut/bas, Whale écarte de son cadre les montagnes, en les remplaçant par le lac, qui devient désormais le seul horizon possible pour les personnages. Ambigüité esthétique, puisque cet horizon symbolise tout autant le terrain de jeu des nouveaux amis que la mort de la petite fille. Cette dernière jette une fleur dans l’eau, et les pétales blancs la font flotter. La bête imite Maria en reproduisant l’action. Emerveillé par ce jeu et gagné par l’émotion, il ne supporte pas l’idée de ne plus avoir de fleurs à jeter, et apaise ce manque en jetant la fillette dans le lac. Lorsque le monstre jette Maria, le cinéaste choisit d’insister sur le manque de profondeur du champ, le lac devient alors écrasant et l’ambigüité s’évapore : l’eau est bien un danger pour les deux personnages. Pour Maria, qui se noie, mais aussi pour la créature, qui, par ce geste qui ne se veut pas criminel, se condamne également auprès d’une société qui tentera de l’éliminer sans autre forme de procès. L’humanité du personnage, bien que visible par le jeu difficile mais saisissant de Boris Karloff, transparaît surtout après cet acte impardonnable, grâce à une prise de recul du cinéaste sur ce qu’il vient de représenter à l’écran ; en terminant la séquence sur un plan qui présente à nouveau les montagnes à l’horizon, puis un plan qui replace le lac comme barrière, c’est toute la détresse du personnage qui est illustrée. Cherchant de l’aide sans en trouver, la seule solution pour lui sera de quitter une société à laquelle il ne peut appartenir, et donc de quitter un cadre idyllique auquel il ne peut participer, en sortant, apeuré, du champ.


[1] Il est bon de rappeler que Frankenstein n’est pas le nom du monstre, mais du scientifique qui l’a inventé, interprété dans le film par Colin Clive.